lundi 29 avril 2013

Marcha contra el paro y la precaridad 2: Arrivée de la marche à Archena



(Précédemment: Préparations    )
 
29 avril 2013, Archena.

Ce matin, après un dimanche pluvieux, éclaircies. Et soudain, dans les rues, une chanson grésille. J’apprendrai ce soir qu’il s’agit de « Canto a la libertad » de Paco Ibanez. Et les haut-parleurs de la voiture-qui-fait-le-tour-de-la-ville-pour-passer-des-annonces annoncent l’arrivée à Archena de la marche contre le chômage et la précarité. Ca me fait bizarre. D’habitude cette voiture passe dans les rues d’Archena, avec ses haut-parleurs poussés à fond, pour faire part d’un décès ou pour faire la réclame de l’ouverture d’un nouveau magasin, ou même pour annoncer une messe patronale. Et aujourd’hui, c’est pour annoncer la marche ! Lors de la réunion de préparation jeudi dernier, je m’étais dis, « pourquoi pas faire passer une annonce avec cette voiture qui d’habitude nous casse les oreilles ? ». Mais je n’avais pas osé le leur proposer. Finalement, ils y ont pensé sans moi. Et ça fait du bien d’entendre nos chansons occuper aussi l’espace publique.

A 17h, je retrouve Pépé au bar. Nous partons avec quelques affiches sous les bras rejoindre la marche à l’entrée de la ville. Chemin faisant, nous recollons les affiches que les passants, aidés par les fortes pluies de ces derniers jours, ont arrachées.

Nous arrivons à l’entrée d’Archena. Sur le chemin, des amïs se sont jointes à nous. Nous sommes une vingtaine à attendre dans le tournant, sous un abri-bus, devant le feu de signalisation. Pépé nous remet à chacun une casquette de « l’intersindical », son organisation qui fédère plusieurs syndicats de la province. Au bout d’une dizaine de minute, on entend la musique de ce matin s’approcher. Un homme sur un vieux scooter passe avec une affiche collée sur son pare-choc : « Renta Basica » (revenu universel). Puis une voiture de la guarda civil au gyrophare allumé. Enfin un drapeau de la Seconde République Espagnole apparait au tournant. Puis un second.  Et les têtes de celles et ceux qui les portent. Une cinquantaine de personne arrive. Nous nous accueillons avec des applaudissements. Les organisateurs de l’accueil sur Archena déplient une banderole : « Archena pour l’empoi digne, Non aux coupes [budgétaires], Non aux expulsions ». La voiture aux haut-parleurs nous précède. Le conducteur, qui travaille sur Ceuti, la ville voisine, et Archena, porte la casquette de l’intersindical. Nous entrons. Les gens nous regardent passer au pas de leur porte. Beaucoup applaudissent. Une grand-mère s’empare d’un des drapeaux républicains que portait un des marcheurs. Une rose un peu fanée est accrochée à sa base. La grand-mère brandit et agite avec fierté le drapeau rouge-jaune-et-violet. Je m’appelle « Pasionaria ». Maintenant je peux m’appeler comme ça ! Avant ma mère me disait de ne surtout pas dire que je m’appelle « Pasionaria », seulement « Lola ». Sinon je risquais de me faire couper le cou. Mais mon vrai nom c’est « pasionaria », maintenant je peux le dire.


Je discute avec deux femmes qui font le chemin depuis le début, Yecla. Nous passons devant un hôtel quatre étoiles. « Tiens, se disent-elles, mais nous sommes sur le chemin du Balneario ! Si nous y allions pour nous faire faire un bon massage ?! » Je leur confirme que nous sommes bien sur le chemin du centre de thalasso qui fait la réputation régionale d’Archena. A mon accent, elle me demande d’où je viens, puis me demande ce qui se passe en France. Comme je commence à leur expliquer, un homme nous interrompt. Il me demande si je pouvais le redire tandis qu’il me filme avec son Iphone. Nous faisons connaissance. Tete fait partie de la plateforme anti-expulsion (PAH). Il a été appelé par Coi pour accompagner la marche depuis Yecla, jusqu’à Carthagène, et y camper devant le siège du gouvernement régional. Il habite dans un squat à Murcia. Et va et vient au grès d’actions à mener à travers l’Espagne.
Je le suis pour interviewer la grand-mère républicaine, Pasionaria. « Soy de la Raza Roja ! », je suis de la race rouge. Nous dit-elle. « Je touche une petite retraite. Je ne me plains pas pour moi-même. Mais toutes mes filles sont au chômage, et mes petits-enfants ! Je dois payer pour les médicaments d’une de mes filles. Tout ça c’est à cause de ce ‘bavoso Rojoy’ ! »
Pendant ce temps-là, s’organise l’assemblée devant la salle multisport. On me présente à Antonio. Il est né en France et y a vécu jusqu’à 16 ans. Beaucoup de monde ici a des liens de migrations avec la France. Un tel y a des oncles et des neveux, tel autre, comme Antonio, y est né ou y a passé son enfance, avant de rentrer. Je me mets à penser à la colère qui me prend souvent face à la bêtise de la politique migratoire actuelle de notre pays. Les migrations ne sont jamais à sens unique. Ce sont toujours des allers-retours. Des liens qui se tissent. Des souvenirs qui s’accrochent d’un côté comme de l’autre des Pyrénées, d’une rive comme de l’autre de la méditerranée et des océans. Un bon accueil et ce sont de bons souvenirs qui resserrent les liens entre les peuples. Une enfance heureuse passée dans l’école de notre république… La Pasionaria à l’instant nous disait que son mari était parti travailler en Allemagne, qu’il y avait reçu des papiers… pour se plaindre ensuite que le problème de l’Espagne venait des travailleurs sans papier qui prenaient le travail des espagnols… On peut être de race rouge, et se laisser prendre par la xénophobie… Mais autant, un mauvais accueil, comme notre Europe de la libre circulation des capitaux mais de la chasse aux immigrés en réserve à tant de toutes rives, c’est autant de mauvais souvenirs qui s’accumulent…
Tete a besoin de connexion internet pour télécharger photos et vidéos et rendre compte sur la toile de la marche. Je lui propose de profiter de celle de ma belle-famille. Il m’embauche comme cyber-activiste d’un soir. Il me parle des étapes précédentes. Le départ à plusieurs centaines à travers Yecla, petite ville au nord de la province, aux confins entre la Manche et la communauté Valencienne. La première nuit à Jumilla, ville connue pour son vin. La marche de dimanche sous la pluie battante. Des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des syndicalistes, des membres de parti, et même du PSOE. La marche parallèle qui est partie depuis Alcantarilla compte aussi une cinquantaine de marcheur depuis le début, sans compter celles et ceux qui s’y joignent pour un jour, une étape. « C’est comme le chemin de Santiago, mais sans la religion ». Mais pourquoi pas, il peut y avoir une spiritualité dans le combat social.
Tete me raconte aussi les actions de la PAH. Comment quand une personne est menacée d’expulsion par une banque, ils vont « négocier » avec son directeur. C'est-à-dire dire « non » à tout ce qu’il propose, sinon à ce que la personne menacée puisse rester dans son logement (Je pense que ma fille de 18 mois serait très efficace dans ce genre de négociations…). Et si cela ne suffit pas, ils vont faire du « scratching » devant le domicile dudit directeur de banque. L’initiative de genre d’actions viendraient de Murcia, et est en train de se propager à travers l’Espagne.
Nous retournons pour le dîner. Patate à l’ail, charcuterie, fève, salade murciane (tomate, œufs durs, oignons et thon), vin, bière… Les tables ont été dressées dans un coin du gymnase. Nous mangeons tandis que se joue une partie de foot en salle. Les slogans politiques et syndicaux font échos aux crissements de chaussure de sport… Je suis au milieu de ceux qui marchent depuis Yecla. Santiago, Luis-Mi, Paco…

Marcha contra el paro y la precariedad 1

Préparations



25 avril 2013.
Il pleut sur Archena. La veille, on sentait l'odeur des fleurs de citronnier venant des huertas environnantes. Déjà les murs de la ville étaient couverts d'affiches vertes annonçant la seconde "marche contre le chômage, la précarité et les coupes budgétaires". Les revendications listées sur l’affiche sont :
-          Défense du secteur publique et des biens communs
-          Travail stable avec des droits
-          Sauver les personnes, et non les banques
-          Banque publique alimentaire
-          Pour une revenu universel
-          Concession de microcrédits pour les projets de l’économie sociale et des « auto-emplois »
-          Lumière et eau sans coupure pour cause de manque de revenus
-          Arrêt des expulsions, dation en paiement rétroactive et location sociale.

La marche va traverser la province de Murcia en 11 jours, du Nord montagneux, à la Côte sud. Pour le premier Mai, deux colonnes convergeront à la capitale, Murcia. Puis elles continueront ensemble jusqu’à Carthagène, où se trouve le parlement régional.
Archena est l’avant-dernière étape avant le premier mai. Construite dans un méandre du Ségura, à la sortie de la Sierra de Ricote, Archena est un petit bourg agricole. Traditionnellement, il s’agissait de huertas, ces cultures en jardin magnifiques qui associent sur les mêmes planches irriguées agrumes, légumineuses, datiers, et autres arbres fruitiers. Depuis la dérivation d’une partie des eaux du Tage vers le Ségura, à l’époque de Franco, les collines marneuses en hauteur, à l’origine sèches, se sont couvertes de vergers en monoculture : abricots, pèches, pamplemousses. Pendant ce temps, les belles huertas en fond de vallée sont abandonnées ou arrachées pour laisser place à l’étalement urbain, dont quelques ensembles construits ces dernières années, et qui restent au trois quart vides. Les promoteurs ont-ils pensé qu’on pouvait attirer ici, à quarante kilomètre à l’intérieur des terres, quelques retraités allemands ou néerlandais ? Peut être ont-ils pensé que certains souhaiteraient acheté une résidence secondaire à deux pas du centre de thalassothérapie qui utilise l’eau d’une source chaude en amont de la ville ? Mais dans les rues, des têtes blondes sur des visages écarlates, comme on en voit sur la côte, point. Les jours de pluies, par contre, on y rencontre beaucoup d’africains, noirs et maghrébins. Quand il pleut, on ne travaille pas dans les champs…
Le soir, je vais avec mon beau-père dans un bar pour une réunion de préparation de l’accueil de cette marche à Archena. La réunion a été décalée d’une heure. Nous attendons devant une bière en discutant avec le propriétaire. José raconte comment un voisin a travaillé quarante jours d’affiler dans une usine d’agroalimentaire. Il a enchaîné plusieurs fois dans la même journée le service de nuit avec un service de jour. Tout ça pour 800€. Ces heures supplémentaires ne lui ont pas été payé. Le seront-elles jamais ? Ainsi, ceux qui ont du travail sont esclavagisés, les autres humiliés. Dans la province de Murcie, le chômage atteint les 30%, une personne sur trois. La télé fait défiler les infos du jour. Rapidement apparaît ce qui devrait être la nouvelle phare : le chômage atteint des niveaux historiques, 13% des ménages ont tous leurs membres au chômage ou sans activité rémunérée. Mais les commentaires s’attardent sur des confrontations entre manifestants et force de l’ordre devant le Congrès.
Nous sommes finalement plus d’une douzaine à la réunion. Ce qui me surprend agréablement. La dernière fois que j’étais venu à une réunion du comité local d’Izquierda Unida (IU), il y a quelques mois, nous étions six, dont mon épouse, mon beau-père et moi. L’atmosphère était alors plutôt déprimante : beaucoup de plaintes, pas de perspectives politiques. Ce soir, ce n’est pas pour autant l’euphorie. Mais les gens sont là, prêts et disponibles pour accueillir la marche, et s’y joindre jusqu’à la capitale provinciale.
« Pépé » prend la parole. Il s’agit d’intendance et d’organisation. Mon beau-père me dit que la majorité des présents à la réunion font partie d’IU. Plusieurs syndicats sont aussi représentés, souvent, ici comme chez nous, par les mêmes. Des associations participent aussi. J’entends qu’une association de femme apportera le repas du soir : patates, fèves, et la spécialité du coin « gachas migas ». Même le PSOE local participera financièrement, pour les boissons apparemment. La marche se fait de ville en ville. A chaque étape une assemblée est organisée, une assemblée citoyenne dirions nous au Front de Gauche.
Peu de discussion politique ce soir. Seulement quelques doutes exprimés. Y aura-t-til des chômeurs à la marche ? La question peut sembler une provocation, dans une région où un tiers de la population est au chômage. Mais nous sommes au début de la récolte des abricots. La plupart des chômeurs y seront, payés au noir évidemment. Josè demande si on ne pourrait pas profiter de l’occasion pour mettre au jour cette situation : le chômage de masse n’empêche pas les grands propriétaires agricoles de recourir au travail au noir, cela les y encourage plutôt. Tout au plus déclarent-ils une journée pour une semaine travaillée… S’il n’y a personne pour suivre cette marche des chômeurs, alors que tout le monde sait combien il y en a, c’est qu’en réalité les chômeurs travaillent ! Autres doutes exprimés : cette marche est la seconde organisée sur ce thème dans la province. Qu’elles ont été les conclusions et les suites de la première ? Personne ne sait tout à fait. Des conclusions auraient été tirées des assemblées de la marche précédente. Mais elles ne feraient pas consensus parmi les organisateurs. Il y aurait eu des tensions…
En discutant avec José en rentrant, j’apprends que cette marche est inspirée de marches similaires organisées en Andalousie voisine. Là bas, c’est la SOC, syndicat des ouvriers agricoles (Sindicato de Obreros del Campo), qui est à l’initiative. Elle articule ces marches avec des occupations d’exploitations agricoles. Apparemment Murcia n’a pas la même histoire politique que l’Andalousie.
Nous ne savons pas encore combien de monde participera. Ce mode de mobilisation me semble intéressant. La marche de ville en ville à travers le pays ne présente pas l’aspect spectaculaire des manifestations de rue. Mais qu’est ce que cela peut induire chez celles et ceux qui y participent ? Corporellement, marcher, et puis les discussions qui peuvent s’engager en profondeur sur le chemin, est-ce-que tout cela ne sont pas des occasions pour redonner dignité à celles et ceux que justement le chômage et la précarité humilient au quotidien. N’est-ce pas une manière de promouvoir l’engagement et la conscience politique chez celles et ceux qui sont isolés par la précarité ? Je verrai bien pendant la marche que je compte suivre au moins sur deux jours, mardi et mercredi prochain. A suivre donc...

jeudi 18 avril 2013

Pour une théologie des épousailles

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Plusieurs livres de la Bible filent la métaphore entre les épousailles humaines et l’amour de Dieu, lesquelles s’opposent respectivement à la prostitution et à l’idolâtrie. Osée a introduit dans la bible la comparaison entre l’amour conjugal et l’amour de Dieu. Or si l’on croit les derniers travaux d’exégèse, Osée a vécu au moment où s’est cristallisé la notion d’un Dieu unique dans le milieu culturel qui a écrit la Bible1. On pourrait penser que l’expérience spirituelle d’Osée, faisant le lien entre son amour malheureux pour Gomer et l’amour de Dieu pour son peuple, a été fondamentale pour la maturation spirituelle des milieux bibliques. En tout cas il y a simultanéité entre cette expérience personnelle, qui a dû faire école puisqu’il a certainement eu des disciples qui ont transmis et complété le livre d’Osée dans le royaume de Juda, et le rejet du polythéisme idolâtrique. L’importance donnée par Jésus au thème de l’amour de Dieu, mais aussi à l’image de noces pour décrire le Royaume de Dieu, montre clairement que parmi les traditions bibliques Jésus s’inscrit particulièrement dans celle initiée par Osée. Quoique tardivement, l’Eglise considère le mariage comme un sacrement. Le Cantique des cantiques a été sans cesse médité, en particulier dans le milieu monastique, réactualisant au cours de l’histoire de l’Eglise la spiritualité d’une Eglise épouse de Dieu. 
Essayons de définir ici les notions centrales d’une théologie des épousailles, puis je souhaiterais discuter de l’usage des citations bibliques pour étayer une théologie, une morale ou une idéologie.
  1. Les épousailles : fidélité et chasteté contre les prostitutions.
Comme déjà indiqué, plusieurs éléments d’exégèse laissent penser que l’expérience concrète d’Osée, à la fois vivant sincèrement l’expérience universelle de l’amour, mais aussi confronté à la prostitution, la négation la plus totale de cet amour, a eu lieu à l’époque de l’apparition de la foi biblique en un dieu unique. Je propose que cet événement original a été fondateur dans l’histoire de la révélation. C’est d’avoir vécu ce bonheur d’être amoureux, puis d’être confronté à l’anéantissement de ce à quoi il avait aspiré par la réalité concrète de la prostitution de celle qu’il aimait qui a permit à Osée de réaliser de quel amour douloureux Dieu aime l’humanité. Il a pu faire le lien entre les récits des commencements qui mettaient en scène une création amoureuse de l’humanité par Dieu, avec la colère que l’on a prêté à Dieu à travers les manifestations naturelles violentes ou à travers des événements historiques injustes. Ce que je propose par « théologie des épousailles », c’est de retourner à cette source spirituelle. L’humanité ne cesse d’accueillir les amours heureux de ses enfants, et dans le même temps l’humanité continue à être en prise avec ses prostitutions. Méditer cette confrontation permet non seulement, à l’instar d’Osée et de ses disciples, de découvrir de quel amour Dieu nous aime, mais aussi cela nous invite à prendre part aux tentatives de séduction de Dieu : dénoncer les prostitutions de notre temps, s’y opposer, inviter l’humanité à retourner au désert pour retrouver son origine, pour redécouvrir sa vocation. 
 
Tout mariage ne s’oppose pas automatiquement à la prostitution. Plusieurs formes de mariages sont mêmes complices de la prostitution, en particulier quand ils ne résistent pas à l’idolâtrie de l’argent, quand ils nient la vocation même de l’humanité créée femme et homme d’être à la ressemblance de Dieu dans une égale dignité et quand ils pêchent contre leurs propres enfants en ne se fiant pas à eux. Je propose d’appeler « épousailles » la dynamique des mariages anti-prostitutionnels. Pour maintenir une continuité sémantique avec le jeu de mot en hébreux biblique entre « ‘Ish » et « Ishah », entre époux et épouse. Je préfère le couple de mot « épouse et époux » à «mari et femme », car ce dernier par l’asymétrie qu’il porte laisse trop facilement penser que l’un serait inférieur à l’autre. De plus l’usage, quoique compréhensible en pratique, assigne mari et femme au possessif. Le mot « épousailles » est aussi toujours un pluriel, ce qui a l’avantage d’exclure l’idée qu’il puisse y avoir un modèle unique de mariage. Sa définition exacte dans le dictionnaire donne « célébration d’un mariage, noces »2 . Cela convient aussi plutôt bien, Jésus ne propose-t-il pas plusieurs fois de comparer le Royaume avec des noces ? Les célébrations liturgiques de l’Eglise ne peuvent-elles pas être pensées en rapport avec une longue fête de noces qui inviterait toute la famille humaine ? 
 
Redonner sens aux mots.
Les épousailles ne sont pas seulement une fête. Elles s’opposent à ce qui nie et perverti l’amour : la prostitution. Dans cette lutte spirituelle, deux vertus me semblent centrales, quoique l’ennemi, la prostitution, les ait flétri dans l’entendement commun que l’on a de leur signification : chasteté et fidélité. Vite dit, la fidélité n’est pas la constance austère et triste dans une relation exclusive avec son partenaire. La fidélité prend tout son sens remis dans un champ sémantique qui écoute l’étymologie. La fidélité a à voir avec « foi », « confiance » et le verbe « se fier à ». Ses antonymes sont « méfiance » et « défiance ». La fidélité, c’est avant tout une relation où règne la Foi, où on se fie l’un à l’autre. On voit alors aisément que les jalousies pour être sûr de l’exclusivité des relations sexuelles de son partenaire sont plus contraires à la fidélité que le fait d’être volage. La fidélité ne contrôle pas l’autre, elle l’encourage. La fidélité se réjouit du bonheur de l’autre.
La chasteté de son côté n’est pas synonyme de continence. Là aussi l’étymologie permet de retourner au sens vivifiant du mot. L’antonyme de « chasteté » est « inceste ». Or ce qui est en cause dans l’inceste, ce n’est pas seulement d'enfreindre des tabous, c’est surtout le fait d'utiliser l’autre comme un moyen pour satisfaire son désir, sans considération pour l’autonomie, le désir propre et la dignité d’autrui. C’est pourquoi certaines relations sexuelles sont forcément non-chastes, parce que vu, les liens de parenté, assouvir une relation sexuelle nierait automatiquement l’autre. Mais la question de l’autre se pose dans toutes les relations, pas forcément quand il y a sexualité active, et pas forcément quand il y a parenté. La chasteté d'est le respect de l’autre dans son altérité. La question de la chasteté se pose donc dans toutes les relations à autrui. Elle se pose de manière plus brûlante quand on s’engage à vivre une relation forte avec quelqu’un en particulier, dans l’amitié, mais évidemment aussi dans l’amour érotique. 

C’est à ce titre que tout couple chrétien est appelé à être chaste et fidèle. On voit aisément comment la chasteté et la fidélité s’opposent à la prostitution. La chasteté refuse tout rapport de domination entre les époux. Elle promeut même la dignité de son partenaire. La fidélité coupe l’herbe sous les pieds de l’argent-idôle. Se fier à l’autre subverti en profondeur la dépendance que l’on pourrait ressentir vis-à-vis des pouvoirs de l’argent. Enfin fidélité et chasteté préservent les enfants des logiques de la prostitution. Être chaste en famille, c’est aussi être chaste vis-à-vis de ses enfants. Ce qui ne veut pas seulement dire s’interdire d’avoir des relations sexuelles avec eux. Cela veut aussi dire ne jamais les instrumentaliser, ne jamais en faire des prolongements de nos ambitions, ne jamais les soumettre aux diktats de nos propres combats et obsessions. Avoir foi en ses enfants, c’est la seule manière de leur apprendre à avoir foi en eux, en la vie, et en autrui y compris dans le Tout Autre.

La chasteté et la fidélité sont aussi des vertus pour notre rapport à Dieu. Souvent les membres de différentes religions, surtout des religions dites monothéistes, se reconnaissent entre eux comme des « croyants ». Je ne me reconnais de moins en moins dans cette désignation. Je crois de moins en moins que l’acte de croire soit central dans nos religions. Il me semble plutôt que « fidèles » désigne plus justement, sinon ce que nous sommes, au moins ce que nous visons. Encore faut-il se défaire de la perversion du sens du mot « fidèle » qui laisse penser qu’il s’agirait de gens obéissant servilement à une hiérarchie et à des préceptes arbitraires. L’origine spirituelle commune de ces religions est la lutte contre les idolâtries (shirk en Islam), qui ne sont pas forcément assimilables au polythéisme au sens strict. Il me semble d’ailleurs qu’on trouve dans des religions polythéistes des spiritualités profondément anti-idolâtriques. Je pense notamment à un certain nombre de poème de Rabindranath Tagore. Les athées et les agnostiques peuvent même à ce titre être moins idolâtres que tous les religieux, puisque, refusant toute représentation de Dieu, ils sont assurés de ne jamais s’en faire de fausses représentations asservissantes. Les chrétiens n’ont-ils pas du temps de leur persécution sous l’empire romain été entre autre accusé d’athéisme ? Une des hérésies que les pères de l’Eglise ont combattue avec le plus d’énergie n’a-t-elle pas été la Gnose ? Les athées et les agnostiques ne sont pourtant pas préservé de se faire des fausses idoles, quand bien même ils ne les nommeraient pas Dieu, mais « Nation », « Argent », « Idéologie », etc.

  Cependant, la théologie des épousailles, centrée sur la promotion de la foi phénoménologique, pourrait proposer une nouvelle manière de penser le dialogue inter-religieux, au sens le plus large, incluant les athées et agnostiques. La foi phénoménologique se rapporte à toute ces occasions de se fier : se fier à ses parents, se fier à un.e ami.e, se fier à son époux.se, se fier à une parole, dite ou écrite, se fier à une institution (état, église, syndicat, parti, entreprise, etc.), se fier à sa vocation, etc. Chacune de ces occasions de foi fait face à un danger d’idolâtrie/prostitution, à l’instar de la foi en Dieu ou de la foi d’un couple d’amant. Sous toutes ces formes, la foi est hautement précaire, car elle ne dépend pas seulement de sa propre capacité à se fier. Elle peut être trahit par l’autre ou par les circonstances. Ne sommes-nous pas désillusionnés, amers et parfois même cyniques vis-à-vis de toutes ces occasions de foi ? Les parents peuvent avoir été violents, ou tout simplement médiocres (ils le sont toujours à un moment ou un autre !), un ami peut trahir ou décevoir, une parole peut avoir été travestie (c’est d’ailleurs la première étape de la chute de l’humanité en Genèse 2 : le serpent travesti la parole de Dieu), on peut échouer à réaliser ce que l’on croit porter profondément en soi… Il est en fin de compte impossible de conserver une foi innocente. C’est le grand défi de la foi : réussir à la susciter de nouveau malgré toutes les désillusions. Nombre de traditions religieuses, spirituelles et philosophiques relèvent ce défi. S’appuyer sur la base de la foi phénoménologique constituerait une nouvelle manière de proposer un dialogue à égalité et dans la réciprocité avec l’ensemble de l’humanité. Un dialogue qui n’hésite pas à s’encourager dans l’émulation spirituelle à lutter contre toutes formes d’idolâtrie et de prostitution. Ce dialogue donnerait un réel soutien à nos contemporains. En effet, aux marges de nos sociétés se développent une nouvelle pathologie psychiatrique, l’autoexclusion, qui a pour origine une grande difficulté à avoir foi en la vie3.

Par ailleurs les fanatismes et intégrismes sont des formes de religions incestueuses. J’ai toujours été étonné de voir une similitude psychologique forte entre les intégristes de toutes les religions que j’ai pu rencontrer. Ils instrumentalisent Dieu et sa parole pour résoudre leur conflit intérieur ou pour assouvir leur soif de pouvoir. Ce faisant ils ne souffrent aucune contradiction, ils sont incapables d’écouter l’autre, un point de vue différent, même une nuance. Ils réagissent avec agressivité, et sont prêts à toutes les violences. Il y a aussi un enjeu éthique dans la manière avec laquelle on lit un texte. Violentons-nous le texte en lui imposant une interprétation que l’on connaît avant de le lire, ou bien nous mettons-nous à son écoute, prêt à nous laisser surprendre et convertir ? C’est en ce sens que la méthode exégétique est aussi un sujet de la théologie des épousailles.
  1. La prostitution de la parole de Dieu
Dans le débat actuel sur le mariage pour tous, on lit souvent des chrétiens fonder leur opposition à toutes unions homosexuelles sur la base de citations bibliques, et d’en déduire une « anthropologie biblique » qui interdirait l’homosexualité. De mon côté, j’ai essayé de construire une théologie des épousailles qui condamne la prostitution, en me référant aussi à un certain nombre de citations. Sommes-nous condamnés à développer des théologies parallèles en choisissant ce qui nous convient dans la Bible ? Quelle herméneutique de la Bible convient ? Mentionnons d’abord que la Bible est traversée de contradictions. Elle est constituée d’un grand nombre de livres, écrits à des époques et dans des contextes différents. A travers ces différents livres, nous découvrons plusieurs théologies différentes. Les livres ayant connu une histoire rédactionnelle particulièrement compliquée peuvent avoir plusieurs théologies entremêlées dans leur trame narrative. La Bible ne présente pas seulement une diversité de théologies, mais aussi différentes cosmologies et anthropologies. Ce qui me paraît le plus critiquable chez les créationnistes, ce n’est pas la faible scientificité de leur théorie de la Création, c’est la faible rigueur exégétique avec laquelle ils lisent la Bible, alors que la Genèse s’ouvre sur deux récits des commencements qui présentent nombre de contradiction. A travers la Bible, on rencontre par ailleurs des modèles du monde très variés, mais que l’on ne pourrait pas rassembler dans un modèle unique. De même, la Bible répond de manière variée à la question "qu’est ce que l’humain?". Dans le premier récit des commencements, l’humain est crée après les animaux terrestres, mais le même jour qu’eux. C’est là qu’on trouve qu’il est crée à la ressemblance de Dieu. Comme si l’humain était à mi-chemin entre l’animalité et le divin. L’humain est créé dès le premier instant féminin et masculin. Dans le second récit, l’humain est modelé à partir de la glaise. Les animaux sont créés ensuite pour que l’humain ne soit pas seul. L’humain nomme les animaux, participant à l’acte créateur de Dieu. L’humain ne trouve cependant de compagnie appariée que quand il est séparé entre féminin et masculin. A ce moment il se nomme lui-même. Cela occuperait beaucoup de temps d’analyser les différences et similitudes entre ces deux modèles, il n’en reste pas moins que ce sont deux représentations différentes de l’origine et de la nature de l’humanité. Vite résumé un premier modèle où l'humain est en continuité avec l'animalité et où la différence de genre est consubstantielle de l'humanité; et un second modèle où l'humain est issu de la terre et qui a connu un temps androgyne avant l'apparition de la différence de genre.

En plus de la présence parallèle de points de vue différents sur Dieu, l’humain, le monde, l’histoire ou la morale, la Bible est traversée par des débats. La Bible dans son intertextualité peut se questionner, s’interpeller, se contredire, se dénoncer et se condamner. Nous en voyons un exemple dans le livre d’Osée. Osée condamne le massacre de Yzréel commis par Jéhu (Os. 1,4-5). Pourtant l’auteur du deuxième livre des Rois présente cet événement comme un acte voulu par Dieu (2Roi9). Tout au plus est manifesté une réprobation en annonçant que la dynastie de Jéhu aura une fin. Mais on se félicite que Jéhu ait chassé et massacré les idolâtres. De même voyons comment Jésus répond au piège tendu par les pharisiens à propos de la répudiation (Mt19,4-5). Jésus ne contredit pas directement la loi. Il pose une hiérarchie des normes. La vocation de l’humanité à la création prime sur la loi de Moïse. Cette dernière a été une concession pragmatique pour éviter pire encore vu la dureté de cœur des hommes. Mais Jésus n’avalise pas ce pragmatisme, qui au fond relève d’un pessimisme à propos de la nature humaine. Il propose de retourner à la radicalité de la Foi en Dieu, car Dieu aime radicalement l’humain. Dans l’absolu rien ne plaide plus pour le fanatisme religieux de Jéhu que pour la théologie des épousailles d’Osée, ni plus pour la loi pragmatique de Moïse plutôt que pour la radicalité évangélique. Je parle néanmoins dans et pour la communauté chrétienne. Parmi ses disciples, il est normal que Jésus-Christ soit l’interprète des Ecritures. Jésus-Christ s’inscrit dans une tradition dans l’histoire de la révélation offerte aux lecteurs et rédacteurs de la bible. Il prend position pour le Dieu qui commande l’Amour du prochain. Il me semble qu’Osée au premier titre se situe dans cette tradition.
 
Encore une remarque sur le danger des citations bibliques sorties de leur contexte pour fonder une théologie, une morale ou une idéologie. La morale sexuelle catholique a été beaucoup organisée au cours du XIXe et XXe siècle autour d’un prétendu interdit de perdre sa semence4, déduite du « crime d’Onan » (Gn 38,8-10). Or le contexte montre bien que ce n’est pas le coït interrompu qui pourrait être la cause de la mort d’Onan, mais le fait qu’il refuse par ce moyen de donner une descendance à la veuve de son frère, ce qui dans la société de l’époque consiste quasiment à la condamner à la mort sociale. Cette dernière interprétation est confirmée par la suite du texte qui d’ailleurs nous ramène à la thématique de la prostitution. Tamar en effet est en droit d’exiger que le petit frère d’Onan lui donne un enfant. Mais Jacob son père, ayant peur pour la vie de ce dernier, vu ce qui est arrivé à ses deux premiers fils, le lui refuse, prétextant de son jeune âge. Tamar est alors effectivement marginalisée. Elle doit habiter dans son clan d’origine et n’y a pas de statut. Alors Tamar se déguise en prostituée au moment où Jacob va au marché vendre ses bêtes. Jacob devient son client sans la reconnaître. Pour salaire elle lui demande un gage pour se faire payer plus tard. Elle conçoit un enfant de cette passe. Jacob croit pouvoir la répudier puisqu’elle a eu un enfant hors du mariage avec quiconque de ses fils. Tamar lui montre alors son gage. Jacob doit reconnaître qu’elle a eu raison et qu’il a été injuste. L’ensemble de la péricope semble plutôt dénoncer l’égoïsme des hommes dans une société où les femmes n’ont plus de statut si elles ne sont ni mariées ni mères légitimes. Ce qui n’a rien à voir avec la contraception dans le cadre du planning familial. Ou plutôt le planning familial est même un moyen pour éviter aux femmes la précarité économique, et même la mort, par de trop nombreuses maternités. Nous voyons d’ailleurs que l’origine de la prostitution pourrait bien être décrite ici dans ce passage biblique. Une femme peut être amenée à être prostituée seulement dans une société qui précarise le statut des femmes. La prostitution est très ancienne, mais ce n’est pas le plus vieux métier du monde. Il est apparu dans un contexte historique précis. Notons enfin que cette femme, bien plus qu’Onan, devait représenter une importance particulière dans la lecture de la Bible que faisaient les contemporains de Jésus, puisqu’elle figure parmi les cinq femmes citées dans la généalogie de Jésus par Matthieu. A noter encore que parmi ces cinq femmes figurent une deuxième prostituée : Rahab ! 
 

1 Conférence de Thomas Römer, « Le dieu YHWH : ses origines, ses cultes, sa transformation en

 dieu unique » ; Cours du Collège de France diffusé sur France Culture, le 9/10/2011. 


http://www.franceculture.fr/emission-l-eloge-du-savoir-le-dieu-yhwh-ses-origines-ses-cultes-sa-transformation-en-dieu-unique-99-

2 http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=3643157205;r=1;nat=;sol=1;

3 Jean Furtos, « De la précarité sociale à l’auto-exclusion. Quand l’exclusion sociale conduit à se couper de soi-même : quel accompagnement ? » Conférence de l’ENS, ; écouter en particulier les questions-réponses. Egalement disponible aux éditions Rue d’Ulm : « De la précarité à l’auto-exclusion », 2009. http://www.presses.ens.fr/produit.php?ref=978-2-7288-0427-6&id_rubrique=18



4 « Sexe, modernité et catholicisme. Les origines oubliées », Claude Langlois; Esprit, Février 2010, p.110






mercredi 17 avril 2013

Les mariages homosexuels sont-il forcément des mariages prostitutionnels? - Ni plus ni moins.


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Cet article fait partie de la série: "Contre les mariages prostitutionnels".

Par rapport aux mariages qui deviennent un lieu d’exploitation d’un conjoint par l’autre, ou une institution qui se fait complice d’un système d’exploitation, est-ce-que le fait que les deux conjoints aient le même sexe induit forcément un rapport d’exploitation ? Au contraire, nous constatons que la demande d’obtenir une institution équivalente au mariage pour les homosexuels provient justement d’un besoin vécu par plusieurs couples homosexuels de protéger juridiquement la solidarité qu’ils souhaitaient vivre ensemble. L’épidémie de SIDA a notamment provoqué nombre de situations dramatiques où des couples avaient tout mis en commun par amour, mais où le ou la survivant.e se retrouvait dépossédé.e par les ayant droits selon la loi. 
 
Est-ce-qu’uncouple homosexuel serait incapable de se respecter réciproquement ? L’argument souvent défendu par ceux qui discréditent la formation de couple homosexuelle consiste à dire qu’il s’agirait d’une forme de narcissisme à deux. Les personnes homosexuelles auraient évité de rencontrer l’autre sexe par incapacité à s’ouvrir à la différence. On pourrait déduire cette affirmation du commentaire de la création de l’humanité dans la différence des sexes. Or ce que dit la différence des genres, ce n’est pas une dichotomie absolue entre le masculin et le féminin. Nous savons bien que personne n’est absolument masculin ou féminin. S’il est besoin de démontrer que nul en humanité n’est assigné à un sexe, régulièrement naissent des individus hermaphrodites. Les différents caractères sexuels sont déterminés par des processus biologiques complexes résultant de l’interaction entre l’environnement et le patrimoine génétique de chaque individu, comme tout processus biologique. L’identité de genre n’est donc pas la conséquence directe du patrimoine génétique de l’individu, quand bien même cet individu dispose d’un patrimoine génétique qui détermine sans ambiguïté son identité sexuelle. La différence de genre représente l’altérité la plus évidente au sein de l’humanité, et en même temps l’altérité qui ne peut se nier par l’exclusion. On ne peut pas affirmer qu’un seul des sexes représenterait la « vraie » humanité tellement il est incontournable qu’il faut des femmes et des hommes pour reproduire l’humanité. L’humanité créée femme et homme, c’est aussi l’humanité incluant toute altérité entre humains. L’humanité, femme et homme, à la ressemblance de Dieu, c’est aussi la nécessité d’embrasser toute la diversité de l’humanité pour envisager Dieu. Il n’est donc pas nécessaire d’être face à un individu de l’autre sexe pour être confronté à l’altérité. On peut d’ailleurs tout autant nier l’altérité tout en vivant dans un couple hétérosexuel. N’est-ce pas ce qui se passe en partie quand les couples se choisissent à l’intérieur d’une même classe sociale, dans un groupe de même opinion ou de même confession, ou encore à l’intérieur d’une même apparence raciale ? Quand la violence conjugale éclate, c’est en fin de compte le symptôme que le couple, quoiqu’hétérosexuel, ne parvient pas à se rencontrer dans l’altérité. La violence est alors un moyen pour obliger l’autre à se conformer à ce que je veux qu’il soit, sans trop déranger mes pré-représentations.


Laquestion de l’accueil des enfants cristallise aussi l’oppositionau mariage homosexuel. Evacuons tout de suite la question des mères porteuses : ces situations relèvent clairement des mêmes logiques que la prostitution. Dans le cas de l’adoption ou de la procréation médicalement assistée par don de sperme pour des couples de femmes, je ne vois pas en quoi le processus d’accueil de l’enfant dans ces couples diffère phénoménologiquement de tout accueil d’enfant. A moins de croire que le lien génétique entre parents et enfants est indispensable. Cette obsession de la matérialité biologique de la filiation me semble être une forme d’idolâtrie qui nie la profonde originalité de tout nouveau né, qui lui refuse son mystère. On entend beaucoup dire que les enfants auraient besoin d’un modèle masculin et féminin pour se construire. Il est étrange que les institutions qui ont organisé des pensionnats où les enfants étaient instruits non seulement dans un environnement non mixte mais aussi par des corps enseignants du même sexe, découvrent aujourd’hui les mérites éducatifs de la mixité. Mais tout de même, la famille « traditionnelle » que nous rapportent les romans du XIXe siècle donnait-elle vraiment une place égale aux pères et aux mères ? Ne voyons-nous pas des modèles familiaux où le père était absent ? Cette situation ne perdure-t-elle pas dans les familles où le père se sacrifie (ou fuit) au travail ? L’Eglise a-t-elle alors milité pour que les pères prennent vraiment leurs places ? A-t-elle milité pour réduire les temps de travail afin que les parents des deux sexes puissent passer plus de temps avec leurs enfants ? (En fait, sur ce dernier point, c’est vrai, le catholicisme social a été de ce combat). Le poursuivons-nous, et pas seulement pour défendre le repos dominical ? Tout ce que je peux lire à propos d’enfants élevés dans des couples homosexuels semble indiqué qu’ils ne sont pas mieux ni moins bien éduqués que les autres, ils n’en deviennent pas moins des humains, avec leur histoire particulière comme tout un chacun. Et avant même les couples homosexuels réunis par un amour érotique, n’a-t-il pas de tout temps existé, du fait des aléas de la vie, des parents homosexuels, au sens où les adultes en charge de l’éducation de l’enfant était du même sexe, rassemblés pour s’occuper de l’enfant par des liens de parenté ou d’amitié ? N’a-t-on pas vu une grand-mère aider sa fille-mère, deux oncles recueillir leur neveu orphelin, etc ? Face à ces situations où manquait un « référent masculin ou féminin », le bon sens n’a-t-il pas toujours préféré que l’enfant grandisse auprès d’adultes qui l’entourent d’amour, et qui sont eux-mêmes liés par des solidarités de fraternité, d’amour filial ou d’amitié ? Enfin je trouve la soudaine passion pour la filiation biologique chez certains courants de pensée chrétiens surprenant. N’avons-nous pas dans nos communautés des couples, certes hétérosexuels, qui ont adopté des enfants, souvent de couleur de peau manifestement différente ? Certes nous voyons bien que ces adoptions ne sont pas toujours heureuses, que ces familles sont confrontées à de questions spécifiques. Les enfants peuvent souffrir de racisme, ils peuvent se poser des questions existentielles qui amplifient les difficultés de l’adolescence, ils peuvent avoir vécu dans les années qui précédèrent l’adoption des choses traumatisantes. Et de toute manière les parents adoptifs sont confrontés aux mêmes défis que tout parent, en particulier le défi d’élever ses enfants de manière chaste. Ces familles sont souvent animés d’une réelle et sincère générosité : faire profiter d’un environnement digne et aimant à des enfants abandonnés, souvent dont le lieu de naissance les condamnerait à la misère. On pourrait pourtant les suspecter d’être habité par une revendication du « droit à l’enfant ». Adoptent-ils parce qu’ils sont stériles ? Parce que la femme ne veut ou ne peut plus supporter une nouvelle grossesse ? Je ne crois pas que nous traitons avec ces suspections infamantes les couples de nos communautés qui adoptent. Pourquoi les réservons-nous aux couples homosexuels ? Tout le monde aujourd’hui dans l’Eglise ne se défend-il pas d’être homophobe ?

Oui, un couple homosexuel peut être un couple prostitutionnel. Il existe de la prostitution homosexuelle, en particulier dans les milieux homosexuels masculins. Les personnes homosexuelles peuvent aussi se laisser aspirer par la cupidité, devenir carriériste, etc. Il existe aussi de la violence parmi les personnes homosexuelles. On trouvera des hommes homosexuels machistes, et des femmes homosexuelles vouant une véritable haine du sexe masculin. On trouvera même des couples homosexuels du type « cage au folle », où un des partenaires croyant se féminiser s’humilie en endossant le rôle d’une femme soumise, qui n’est pas le vrai visage de la féminité. Enfin on trouvera des couples homosexuels portant l’exigence d’un droit à l’enfant. Quitte à instrumentaliser le corps d’une femme pour lui faire porter un enfant. En effet la question des mères porteuses partage de nombreux points communs avec la prostitution. Son organisation pratique suppose un échange d’argent, ne serait-ce que pour assurer l’existence de la mère porteuse pendant la grossesse. Elle répond à un désir qui est perverti en un besoin, ou même en droit. Elle introduit dans la sphère marchande un échange ou une pratique qui devrait absolument rester gratuite si l’humanité veut rester humaine. Donc effectivement, il faut s’opposer de toutes nos forces au développement des mères porteuses. 

Donc oui, tout à fait, les mariages homosexuels peuvent être des mariages prostitutionnels. Mais ni plus ni moins que les mariages hétérosexuels. Les difficultés à vivre dans la fidélité et la chasteté sont aussi difficiles mais autant humanisant dans les couples homosexuels que dans les couples hétérosexuels. Justement, si ces hommes et ces femmes s’aiment, s’ils souhaitent vivre en solidarité comme des époux mariés, s’ils sont prêt à être responsable devant la communauté humaine jusqu’à accueillir des enfants, pourquoi les empêchons-nous de tenter un chemin que nous savons être un chemin de bonheur, un chemin de libération et un chemin d’humanisation, un chemin donc qui mène aussi à l’amour de Dieu ? Nous savons que ce chemin est semé d’embûches, qu’il longe les ravins de la prostitution où l’on peut tomber à tout instant. D’autant plus n’ajoutons pas des difficultés aux difficultés qu’ils rencontreront de toute manière ! Aidons-les plutôt, soutenons-les. Et laissons-nous aussi nous convertir par eux. Nous croyons trop facilement que nos enfants sont comme une extension de nous même, qu’ils ne couperont jamais le cordon ombilical ? Laissons-nous convertir à l’accueil de la différence dans nos propres enfants en voyant ces couples adopter. Nous voulons à tout prix que notre couple soit « normal », c'est-à-dire conforme à une norme, à un modèle. Laissons nous convertir à écouter nos désirs profonds et les appels des circonstances ! Qu’y avait-il de « normal » dans la Sainte-Famille ? une mère vierge, un père putatif, un fils fugueur… 
 
Non, à mon avis, il n’y a rien de spécifiquement prostitutionnel dans les mariages homosexuels. Ils sont confrontés aux mêmes tentations de s’abandonner aux logiques de la prostitution que les couples hétérosexuels. Mais, par l’originalité inhérente des familles qu’ils fondent, ils peuvent nous aider à trouver de nouvelles ressources pour vivre les épousailles. Jésus d’ailleurs nous a peut être déjà donné un de ces couples en exemple de foi. Quelle était au juste la relation du centurion avec son esclave « qui lui était cher » (Lc 7,2), lequel centurion demanda à Jésus de guérir son esclave, « son enfant » (Lc 7,7) ? Comme souvent dans ce genre de situation, l’évangéliste est discret, on pourrait dire qu’il a du tact. De même, parmi les femmes en qui la tradition croit voir des prostituées, aucune n’est ainsi clairement désignée par les évangélistes. Cependant dans le contexte de l’époque, connaissant les mœurs des romains, il est plausible que ce centurion était l’amant de son cher esclave. Et si ce n’était le cas, les contemporains de la scène pouvaient néanmoins suspecter que ça l’était. On pourrait arguer que dans ce cas les « anciens des juifs » qui transmirent les premiers la demande de guérison ne l’aurait pas fait. Or ils vendent la mèche : ce n’est pas seulement parce qu’il aime la nation juive, mais aussi parce qu’il « nous a bâtit la synagogue » qu’il est digne (Lc 7,5). Et en effet, alors que Jésus s’approche, le centurion envoie un deuxième groupe de messagers, des amis cette fois, pour lui dire que ce n’est pas la peine qu’il entre chez lui. Il doit savoir qu’il serait cause de scandale pour cet homme qu’il admire, et pas seulement parce qu’il représente l’ennemi. Cependant Jésus déclare à propos de cet homme : « pas même en Israël je n’ai trouvé une telle foi » (Lc 7,10). Et depuis, à chaque célébration eucharistique nous faisons notre à peu près sa profession de foi : « je ne suis pas digne de te recevoir, mais dit seulement une parole et [je] serais guéri ».

Enfin je relève un dernier argument contre le mariage homosexuel. Cela provoquerait une « révolution anthropologique » catastrophique pour nos sociétés. Cela provoquera un changement anthropologique profond, certes, et de toute manière il est en cours, et la loi court derrière plutôt qu’elle ne le provoque. Comme tout changement, il provoquera des secousses, mais je ne crois pas qu’il sera catastrophique. Là aussi il est surprenant que tout à coup l’Eglise se mette à s’inquiéter des chocs anthropologiques qu’on peut faire subir à une société. N’a-t-elle pas été partie prenante du choc anthropologique le plus violent car le plus massif et le plus brutal en temps qu’a peut être connu l’humanité, c'est-à-dire les colonisations européennes ? Certes les écroulements démographiques des Amériques après Colomb doivent beaucoup aux épidémies et aux massacres directs, ce que l’on ne peut pas tout à fait reprocher à l’Eglise, ne serait-ce que grâce au combat de Las Casas. Mais d’autres maux sont comptables de ces écroulements démographiques : alcoolisme, épidémie de suicide, apathie. On observe ces phénomènes encore aujourd’hui parmi des peuples qui ont fait récemment la rencontre de la civilisation globale. Les églises ne sont-elles pas aussi entrain d’œuvrer pour une révolution anthropologique profonde dans plusieurs pays d’Afrique ? Pour faire disparaître la polygamie, l’excision et nombre de rites initiatiques de la jeunesse ? La christianisation de l’Europe n’a-t-elle pas aussi été accompagnée de révolutions anthropologiques ? Fin des sacrifices humains (quoiqu’on a continué à mener des guerres sacrificielles), promotion de l’existence juridique de chaque personne (abolition du Pater familias), promotion même de l’autonomie des femmes (obligation du consentement mutuel pour le mariage, possibilité de choisir le célibat consacré) ? Ces révolutions n’ont pas été sans violence, comme souvent contre-révolutionnaires. La majorité des saints martyrs des premiers siècles sont des femmes assassinées en raison de leur refus de se soumettre à l’autorité paternelle. Aujourd’hui, la persistance de la prostitution dans nos sociétés manifestent que nous avons devant nous des révolutions anthropologiques à opérer, en particulier qu’il devienne inconcevable de pouvoir obtenir une relation sexuelle contre de l’argent.