« [Gomer]
conçu et lui enfanta un fils. Et le Seigneur dit à Osée :
« Donne-lui le nom d’Izréel » (…) Elle conçut
encore et enfanta une fille, et le Seigneur dit à Osée :
« Donne-lui le nom de Lo-Rouhama, c'est-à-dire
non-aimée » (…) puis elle conçut et enfanta un fils. Et le
Seigneur dit : « Donne-lui le nom de Lo-Ammi, c'est-à-dire
pas-mon-peuple » (…) Les fils de Juda et les fils d’Israël
se réuniront, ils se donneront un chef unique et ils submergeront le
pays : car grand sera le jour d’Yzréel. Dîtes à vos frères
« Ammi, mon peuple », et à vos sœurs : « Rouhama,
bien aimée ». » (Os. 1,3-4 ; 6 ; 9 ; 2,2-3)
La
manière dont Osée nomme ses enfants est choquante. Yzréel est le
nom d’une bataille sanglante, d’un massacre fait au nom de Dieu
(2Roi 9), comme si on appelait aujourd’hui un enfant
« Saint-Barthélemy » ou « Croisade ».
Lo-Ammi, peut être traduit par « pas-mon-peuple » ou
« non-parent ». De toute manière cela voudrait dire
qu’Osée rejette tout lien d’appartenance avec cet enfant. Enfin,
peut être le plus choquant, nommer une fille « non-aimée »,
que dans son nom soit inscrit qu’il n’est pas possible de
l’aimer. Bien sûr au sens métaphorique ce geste indique ce qui se
passe dans l’humanité quand elle se livre à la prostitution,
c'est-à-dire à l’idolâtrie : elle est en prise aux
violences, pire elle justifie ces violences au nom de Dieu ;
elle ne constitue pas de peuple uni, en tout cas ce n’est pas le
peuple de Dieu ; elle est incapable d’aimer et Dieu n’aime
pas ce qu’elle fait. Mais ce geste peut aussi nous avertir de ce
qui se passe très concrètement avec la prostitution : elle a
des effets sur les enfants. La violence que subissent les personnes
prostituées, leurs enfants la subissent aussi. Comme toutes victimes
de violence, les personnes prostituées sont souvent violentes à
leur tour, y compris vis-à-vis de leurs enfants. Dans un contexte où
l’amour érotique est perverti par le mensonge qu’il pourrait se
monnayer, les autres relations d’amour ont tendance aussi à être
tordue, l’amitié mais aussi l’amour filial. Il n’est pas rare
de voir des enfants de personnes prostituées devenir, sinon de
manière consciente au moins de fait, les proxénètes de leur
parent. La prostitution impacte aussi les enfants des
clients-prostitueurs. Dans des cas extrêmes nous voyons un père
initier son fils à la sexualité en l’emmenant au bordel. Mais
sans que l’initiation soit prise en charge de manière aussi
directe, on voit bien comment un grand nombre de jeunes hommes sont
initiés à la sexualité à travers le regard instrumentalisant sur
les femmes que portent les modèles virils qui les entourent. A bien
y réfléchir, le lien entre la lecture littérale des implications
de la prostitution des parents sur leurs enfants et la lecture
allégorique n’est pas qu’analogique ou métaphorique. A partir
du moment où la violence et la perversion de toute relation d’amour
se transmet à travers les générations, il est aisé de concevoir
qu’elles diffusent non seulement dans le temps mais aussi à
travers le corps social. Préserver les enfants de la prostitution et
des logiques prostitutionnelles est donc un vrai défi pour les
familles et pour l’Eglise.
Or
Osée fait une promesse : Yzréel, le lieu où ont été
commises les pires violences, là même où pourtant le rédacteur du
deuxième livre des Rois voit un acte réellement voulu par Dieu
puisqu’Elisée a oint Jéhu, mais que Dieu dénonce par la bouche
d’Osée1,
à cet endroit l’humanité croyante se réunira dans la paix2 ;
elle constituera un peuple, une parenté, une fraternité ; elle
sera aimée et aimable. Cette promesse fait partie du registre des
promesses de Salut dans la Bible. Dans le cadre des prophéties
d’Osée, elle ne se réalisera pas. Dans la vie personnelle d’Osée,
on a plutôt l’impression qu’il ne parvient pas à séduire Gomer
à nouveau. Dans l’histoire d’Israël, contemporaine d’Osée,
Samarie est finalement envahie, détruite et son peuple dispersé.
Dans le cadre de mon engagement militant au Mouvement du Nid, je
participe aussi à des actions de sensibilisation auprès de jeunes à
propos de la prostitution. On pourrait avoir un sentiment
d’impuissance. Les logiques favorables à la prostitution sont
tellement puissantes que nos faibles paroles ne semblent pas faire le
poids. Non seulement, quand il s’agit d’informer sur la
prostitution, les media se positionnent plutôt du côté de la
promotion du système proxénète, mais on peut avoir l’impression
que la propagande pornographique est omniprésente dans la culture
contemporaine : publicité mettant en scène le corps de la
femme selon des codes pornographiques, la morale dominante semble
dire que la raison du plus riche l’emporte, les auteurs de violence
semblent à ce point légitimés que la honte est du côté des
victimes et qu’on voit même des courants de pensée croire
défendre celles-ci en niant leur statut de victime. C’est peut
être l’enjeu central de la foi : parvenir à ne pas oublier
quel est le vrai visage de l’humanité en se fiant à une telle
promesse. Réussir aussi à voir la réalisation de cette promesse
dans des signes qui montrent la beauté de l’humanité malgré tout
ce qui la défigure.
Ces trois enfants sont-ils bien les enfants d’Osée ? Au deuxième verset du livre d’Osée, sa vocation est de prendre en sa maison « des enfants de prostitution ». Il n’est jamais dit que Gomer conçu d’Osée. Dans un premier temps, Osée se comporte comme s’il n’était pas le père de ces enfants. Dans les noms qu’il leur donne il refuse être leur parent, il refuse de les aimer, il les associe à la violence commise par les hommes de son temps. Cette attitude ne l’avons-nous pas envers nos enfants ? Je pense en particulier à l’effroi de certains adultes face à l’agressivité manifestée par certains jeunes, et l’intolérance voir la violence qui découle de cet effroi. Pourtant comment peut-on charger des jeunes, qui ont peut être quatorze ans au plus, d’une intentionnalité « de barbares voulant détruire la civilisation » ? Ne sommes-nous pas nous les barbares à les rejeter, à exiger d’eux plutôt que de nous des preuves d’humanité ?
Finalement, dans une perspective eschatologique, Osée adopte ses enfants. Ils deviennent ses enfants une fois qu’il reconnaît qu’ils lui sont apparentés, à partir du moment où ils les aiment. Alors le lieu où se sont commises les pires violences pourrait devenir aussi le lieu où se nouera la paix sur terre. Ceux qui trouveront une solution à nos violences, ce seront nos enfants, ou leurs enfants, personne d’autre. Encore faut-il se fier à eux, leur transmettre la soif d’un monde sans violence. A l’instar d’Osée, ne sommes-nous pas appelé à adopter nos enfants, quand bien même nous serions sûrs d’être leur parent biologique ? En quoi d’ailleurs le partage d’un patrimoine génétique rend-il parent ? Cette obsession pour la filiation biologique n’est-elle pas plutôt un obstacle à la juste adoption de nos enfants ? Certes les femmes n’ont aucun doute sur leur maternité biologique. Mais l’angoisse des pères pour lever leur doute n’a-t-il pas des conséquences catastrophiques ? Car le processus multiséculaire d’un contrôle accru des hommes sur les femmes n’a-t-il pas pour moteur cette obsession à être sûr de la paternité3 ? Ce doute sur la paternité est à proprement parler un manque de foi. Manque de foi vis-à-vis des femmes qui participe à la violence degenre que nous avons dénoncé plus haut. Manque de foi également vis-à-vis des enfants. Car enfin quelle importance cela fait que nous ayons vraiment des liens génétiques avec les enfants qui nous sont donnés ? Cette obsession de la paternité n’est-elle pas une forme d’idolâtrie qui empêche d’accueillir les enfants tels qu’ils sont, et non pas comme nous voudrions qu’ils soient ? Car quand bien même nous serions assurés leur être génétiquement apparentés, il nous faut les accueillir comme des êtres absolument nouveaux, ce qu’ils sont. Nous cherchons sur leur visage des ressemblances : « il a le nez de son père » ; « elle a les yeux de sa mère et le lobe d’oreille droite de son grand-père… ». Mais comment ne voyons-nous pas que leur visage est absolument nouveau, original, inédit ? Comment même cette quête de la ressemblance nous fait manquer le plus surprenant et le plus merveilleux dans un visage de nouveau-né : son absolue originalité ! Or, à l’instar des enfants d’Osée, l’homme par excellence selon notre foi chrétienne, Jésus-Christ, n’a-t-il pas été adopté ? Nous voyons en Marie un modèle de foi, et c’est juste. Mais quel modèle de foi pour les pères nous est proposé en Joseph ! Combien de doutes virils aurait-il pu « légitimement » avoir ! Une mère vierge ? En tout temps et en tout lieu, un homme qui accueillerait un enfant d’une femme en croyant une telle fable est la risée de ses pairs. Pourtant Joseph s’est fait père pour cet enfant, et peut être à ce titre meilleur père que les hommes gonflés de leur certitude virile sur la puissance réalisée de leur sperme. Surtout, il a été père sans faire obstacle au vrai Père de Jésus. Sa manière d’éduquer Jésus, manifestement, n’a pas empêché ce dernier de découvrir sa vraie filiation. Pour nous autres chrétiens qui croyons être enfant de Dieu par le baptême, qui n’hésitons pas pour la majorité d’entre nous à baptiser très jeunes nos enfants, avons-nous tout à fait conscience de cet enjeu ? Nos enfants sont engendrés par une parenté plus importante que la parenté biologique : ils sont appelés à être fils et filles de Dieu.
Il me
semble que cette spiritualité de la parentalité comme une adoption
est libérante. Libérante pour les enfants au premier titre qui ne
sont plus soumis à la dictature des déterminismes biologiques et
culturelles. Libérante aussi pour les parents, qui non seulement
sont libérés de l’obsession de la paternité, ce qui a aussi des
effets libérants sur les relations dans le couple, mais surtout ne
sont pas comptables de tout ce que deviendront leurs enfants. Je
pense notamment aux parents nombreux qui désespèrent de voir leurs
progénitures s’éloigner de l’Eglise.
Or leurs enfants souvent vivent nombre de choses dont ils pourraient
rendre grâce à la lumière de l’Evangile. Le témoignage de Foi
n’est pas la transmission d’une croyance en un dogme. C’est
donner envie de continuer le chemin de libération entrepris dans sa
propre vie, et donc partager la motivation qui était le moteur de ce
combat : désir de vie, aspiration à plus grand... Nos enfants
peuvent se révélé être nos devanciers sur le chemin de Foi. Jésus
ne nous montre-t-il pas l’enfant comme un modèle de Foi ? Le
poète le dit aussi de manière magnifique :
« Comme
un violent orage
nous
avons agité
tout
l'arbre de la vie,
secoué
au plus caché
les
fibres des racines,
et
déjà te voici
chantant
parmi les feuilles,
sur
la plus haute branche
que
tu nous fais atteindre. »4
J’en
suis à me demander si cela ne fait pas partie du péché à l’Esprit
dénoncé par Jésus que de manquer de foi en ses enfants.
1
« Car un peu de temps et je ferai rendre compte à la maison
de Jéhu du sang d’Yzréel et je mettrai fin à la royauté de la
maison d’Israël. Il arrivera en ce jour-là que je briserai l’arc
d’Israël dans la vallée d’Yzréel » Os. 1,4-5
2
« La maison de Juda, je l’aimerai et je les sauverai par le
Seigneur leur Dieu, je ne les sauverai ni par l’arc ni par l’épée
ni par la guerre, ni par les chevaux, ni par les cavaliers »
Os. 1,7 ; la promesse qui est faite à Juda et refusé à
Israël dans un premier temps, on peut penser qu’elle est reprise
en Os. 2,2 quand Juda et Israël seront réunifiés. Ce qu’il est
important de noter, et qui est répété plusieurs fois dans le
livre d’Osée, le salut ne sera pas donné ou obtenu par la
violence, surtout pas la violence guerrière.
3
Je suis sur cette question la thèse d’Emmanuel Todd dans son
dernier ouvrage « origine des systèmes familiaux », à
savoir que contrairement à une idée reçue, les systèmes
familiaux traditionnels du centre du continent eurasiatique ne sont
pas des modèles anthropologiques anciens pour l’humanité. Au
contraire ils sont les résultats les plus aboutis d’une longue
histoire de complexification. Au contraire les modèles familiaux
que l’on trouve en marge du continent relève de reliquat des
modèles familiaux les plus anciens. Les familles communautaires
patriarcales sont donc des types familiaux les plus éloignés des
types familiaux originels. Au contraire, les familles nucléaire
bilatérale (où l’homme et la femme ont la même importance, ou
une importance indifférenciée, dans l’organisation de la famille
et la transmission des patrimoines) sont le type le plus proche de
ce qu’à pu connaître l’humanité paléolithique.
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