samedi 6 août 2011

Ignace de Loyola et les personnes prostituées – La Casa Santa Marta

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Essai de réinsertion des personnes prostituées au 16e siècle à Rome

Charles Chauvin
Prostitution et Société ; Avril-Mai-Juin 1991

Au moment même où Ignace de Loyola (espagnol) obtient la reconnaissance pontificale de la fondation de la Compagnie des Jésuites en 1541 (date que les Jésuites rapprochent du 5e centenaire de sa naissance), il établit les priorités qui s'imposent à lui dans cette ville de Rome où il commence son ministère : les Juifs dont le sort le scandalise, les orphelins et les vagabonds qui risquent de devenir délinquants, et les courtisanes. Il crée pour elles, en 1542 à Rome, la Maison Sainte-Marthe.

Le diagnostic médical sur les maladies vénériennes remonte à la fin du XVe siècle (le premier traité a été adressé à Alexandre VI), la misère et la famine expliquant largement l'augmentation du nombre des prostituées, à tel point que Rome devient la ville la plus importante de toute l'Europe pour la prostitution.
Jusque là, dans les décennies précédentes, la solution était simple:l'on forçait les prostituées à entrer dans un couvent des « Madeleines » où les repenties poursuivaient leur existence comme des recluses à vie.
Ignace innove en refusant l'héritage de Théodora (Epouse du Justinien qui fit interdire la prostitution à Bysance ; cf « les chrétiens et la prostitution ») ou même de Saint Louis et il entreprend de mettre sur pied une organisation nouvelle qu'il nomme « Maison Sainte Marthe ». La bulle du 16 février 1542 encourage Ignace « à arracher les femmes prostituées à leur vie honteuse et licencieuse pour vivre de façon pudique et continente ».
Ignace fait construire une nouvelle bâtisse non loin de Gèsu, à Rome, et sollicite la collaboration d'une bonne centaine de bienfaiteurs parmi lesquels l'on compte des cardinaux et des prélats, des religieux et des laïcs, souvent d'origine aristocratique, d'illustrissimes dames de la société romaine n'hésitent pas à lui offrir une part de leur fortune. A la tête de la nouvelle association, se trouve un cardinal, en tant que protecteur, et deux présidents assistés d'une secrétaire et d'un trésorier.
Les statuts élaborés avec soin prévoient les conditions d'entrée et le règlement intérieur. Toute pensionnaire doit se présenter devant les deux présidents et s'adresser au confesseur désigné.
Afin de faciliter la tâche des responsables de l'accueil, Ignace conçoit un questionnaire où il révèle sa perspicacité et son originalité (cf. encadré : les dix articles). Après s'être informé de leur situation individuelle, on s'enquiert de leurs intentions et des raisons pour lesquelles elles acceptent d'entrer dans la « Casa ».
Si elles sont mariées, on les engage à rejoindre leur mari ; célibataires, elles doivent choisir ; une retraite prêchée par Ignace lui-même, comme l'indique le petit livre des Exercices (cf. n°41), les aidera à faire élection. Ce qui tranche radicalement avec tous ses devanciers ; en leur offrant ce choix, Ignace réhabilite en même temps le mariage librement contracté et la vie religieuse tout aussi librement embrassée. LA Réforme avait suffisamment dénoncé les contraintes tolérées par l'Eglise.

Recruteurs actifs

C'est au cours de l'année 1543 que la nouvelle maison peut accueillir les courtisanes qu'Ignace n'a pas hésité à aller recruter lui-même, car il a davantage de bienfaiteurs que de collaborateurs actifs ; il doit en effet prendre l'initiative d'aller trouver les prostituées sur la place publique et, comme l'écrit un de ses secrétaires : « c'est un merveilleux spectacle de le voir marcher devant une jeune et jolie femme des rues... ».
Après s'être entretenu avec elles, il les conduit à la nouvelle supérieure du couvent d'un type particulier et assez vite il peut compter sur l'aide de grandes dames : Isabelle Roser, Dame Gruyallas, Lucrèce de Bradine et surtout Lucrèce Osorio, femme de l'ambassadeur d'Espagne.
Mais après un début encourageant et paisible, les premières difficultés surgissent : les besoins sont nombreux et Ignace doit relancer ses bienfaiteurs ; les soupçons d'ordre moral ne tardent pas à se faire jour. L'année 1546 sera l'année de toutes les crises. Pas moins de trois « affaires » vont défrayer la chronique. Un franciscain, Barbaran de son nom, dénonce tout simplement Ignace au pape, sous prétexte qu'il trouve exorbitante la prétention du fondateur de la « Casa Santa Marta » : « il prétend débarrasser Rome de toutes les femmes adultères ! ». Le pape tranche en faveur d'Ignace.

Diffamations

C'est un véritable procès qui a lieu à l'encontre de Mathias, maître des postes pontificales : le plaignant est privé du charme et des ressources d'une de ses protégées qui l'a quitté pour entrer à la « Casa Santa Marta ». Alors l'entremetteur fait courir le bruit que les Jésuites ont trouvé un moyen pratique « pour organiser un harem à leur profit ».
A cause de cette diffamation, Ignace fait citer Maître Mathias devant le tribunal, afin de lui clouer le bec. Celui-ci, bon prince, fait amende honorable et devient un des nouveaux bienfaiteurs de l'oeuvre. Beaucoup plus inattendue est la troisième affaire qui éclate avec Isabelle Roser, la bienfaitrice de la première heure : ayant refusé d'accueillir les femmes dans la Compagnie, Ignace est en butte à l'hostilité d'Isabelle Roser qui pensait avoir pu extorquer l'autorisation du fondateur en lui promettant 400 ducats pour la « Casa ».
La famille de la noble dame prend fait et cause pour l'infortunée déçue et reproche à Ignace son comprtement : « Les Jésuites sont de mauvais garnements et Ignace un voleur et un brigand ». Isabelle est condamnée ; non seulement elle quitte la « Casa Santa Marta » et ses responsabilités, mais elle retourne en Espagne. Elle entrera dans un couvent de Franciscaines d'où, quelques années plus tard, elle écrira une lettre de réconciliation.

Les Jésuites renoncent

Cependant, malgré ces turbulences, de 1543 à 1548, plus d'une centaine de courtisanes ont séjourné à la « Casa Santa Marta » : 70% ont regagné leur foyer. Mais après 1548, Ignace éprouve le besoin de confier la tâche à d'autres. Le recrutement diminuera et peu à peu la maison Sainte Marthe deviendra un couvent de religieuses, sans lien avec le projet initial.
Il y eut quelques fondations du même type à Palerme, à Bologne, à Florence et dans quelques autres villes d'Europe, mais les Jésuites renoncèrent par la suite à ces expériences aussi audacieuses que scabreuses. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l'on retrouve l'esprit inventif d'Ignace à l'endroit de la prostitution avec Joséphine Butler, inspiratice de l'abolitionnisme. Au Xxe siècle, d'autres chrétiens se réclameront d'Ignace directement ou non, notamment le père du Pasteur Richard Mollard, fondateur de l'Abri Dauphinois (1932) et André-Marie Talvas, fondateur du Nid en 1943 à Paris. Aucun de ces trois continuateurs n'est Jésuite !
Peut-être est-ce la gêne ressentie par les biographes d'Ignace, à commencer par les Jésuites, qui explique que la plupart passent sous silence cette expérience pourtant novatrice et courageuse.

Questionnaire proposé à l'entrée de la Casa, dite Santa Marta

Ignace de Loyola a fondé en 1543 à Rome la "Casa Santa Marta", qui fut une initiative novatrice de réinsertion des personnes prostituées. Voici le questionnaire qu'il a conçu et qui devait être posée aux personnes à leur entrée:

Citation par Charles Chauvin, en encadré de l'article "Ignace de Loyola et les courtisanes"; Prostitution et Société, Avril-Mai-Juin 1991.


1. Sur la situation individuelle


- quel est l'âge de la courtisane ? Quelle est sa situation familiale ? Quel est son pays d'origine ?

- Est-elle célibataire ou mariée ? A-t-elle l'intention de se marier ou de reprendre la vie conjugale ?

- Si elle est célibataire, a-t-elle l'intention de se marier ou de devenir religieuse ?

- Si elle veut devenir religieuse, le fait-elle par conviction ou par désespoir ? Quel esprit la guide-t-elle ?

- Si elle était auparavant religieuse, pour quelle raison a-t-elle quitté cet état ?

- A-t-elle contracté des maladies contagieuses ? A-t-elle des enfants? Où sont ils ?

- Est-elle endettée ou impliquée dans un procès ? A-t-elle commis des délits ?


2. Sur le règlement intérieur


- Est-elle disposée à promettre obéissance à la supérieure ?

- Accepte-t-elle de ne quitter les lieux qu'avec autorisation ?

- Possède-t-elle une fortune personnelle, mobilière ou immobilière ? En ce cas, accepte-t-elle de léguer tous ses biens à la Maison Sainte Marthe en cas de décès ?

- Accepte-t-elle de faire une confession générale ou particulière ?

- En cas de fuite, ou de départ non autorisé, elle perdra ses biens sans aucune possibilité de les réclamer ; en outre, en cas de fuite, elle sera sanctionnée par la congrégation de Rome. L'accepte-t-elle ?


Toutes ces questions seront posées aux candidates à l'entrée de la Casa Santa Marta ; les réponses en seront transcrites sur le registre du secrétariat.


mardi 12 juillet 2011

Surtout pas un autre boulot! Je voudrais enfin me rendre utile!

Un message diffusé par l'émission "là-bas si j'y suis", le 1er juillet 2011:



"Dans 26 jours pour moi ça va être l’an 01. Je vais devenir chômiste. C’est la première fois que ça m’arrive. Je n’ai pas vraiment d’expérience dans ce domaine. Alors dis-moi toi Daniel qui connaîs des radiateurs de chez pôle emploi, est-ce-que tu peux leur dire que OUI ils peuvent le donner des sous parce que NON je ne suis pas une fainéante. Est-ce-que je peux leur dire que je ne cherche pas un autre boulot, surtout pas ! Mais qu’au contraire je voudrais enfin me rendre utile.


Je peux leur dire que je veux bien planter des forêts ; écrire des histoires ; installer des toilettes sèches partout ; je veux chanter ; je veux raccommoder des habits, que je veux faire du vélo, des ateliers de cuisines végétariennes ; faire des câlins avec tous ceux qui ont besoin de câlins ; casser des portes de logements vides et les retaper pour que ceux qui n’ont pas de toit puissent en avoir un ; bricoler ; creuser des marres ; faire du lombricompostage ; construire des maisons en terre, en paille, en bois ; avoir des poules ; faire du cheval ; construire des éoliennes, des cuiseurs solaires, des phytoépurations ; transformer les (…) d’un jardin public de la ville en potager ; créer une monnaie locale ; animer des ateliers d’écriture ; marcher sur la plage ; ramasser des galets ; peindre ; jouer de l’accordéon ; gueuler contre le nucléaire, le gaz de schiste ; barbouiller les écrans publicitaires ; rigoler un bon coup ; dire bonjour à mes voisins ; ne pas faire les soldes ; ne pas faire noël, la saint-valentin ; ne pas croasser avec la croissance ; faucher les OGM.


Moi c’est ça que j’ai envie de leur dire à pôle emploi. Mais je ne sais pas dans quelle case ils vont me mettre avec tout ça…"

samedi 9 juillet 2011

Dt 23,18-19

"Il n'y aura pas de courtisane sacrée parmi les filles d'Israël; il n'y aura pas de prostitué sacré parmi les fils d'Israël. Tu n'apporteras jamais dans la maison du SEIGNEUR ton Dieu, pour une offrande votive, le gain d'une prostituée ou le salaire d'un "chien", car, aussi bien l'un que l'autre, ils sont abomination pour le SEIGNEUR ton Dieu."

citation pour l'article "Prostitution dans la Bible"

jeudi 26 mai 2011

"Le Mal au féminin; réflexions théologiques à partir du féminisme" - une théologie féministe universalite

Fiche de lecture.
« Le mal au féminin; réflexions théologiques à partir du féminisme »
Ivone Gebara

L'Harmattan, 1999



A ma connaissance, il s'agit du premier texte de théologie catholique en langue française qui assume pleinement une perspective féministe universaliste. Le travail d'intelligence de la foi d'Ivone Gebara s'enracine dans sa vie spirituelle intime, a été maturé par une ascèse intellectuelle propre à toute discipline scientifique et vise le service de la communauté chrétienne, en particulier les groupes de femmes des quartiers pauvres où elle vit. Exactement les caractéristiques d'un travail de théologie catholique: expression de l'expérience de Foi, discipline intellectuelle pour en rendre compte de manière rationnelle et service de la communauté des croyants.

Le concept de GENRE évite que sa thèse tombe dans les tendances essentialistes de trop nombreux discours théologiques et spirituels qui dans l'Eglise catholique se prétendent féministes, ou du moins entendent parler au nom des femmes et les mettre en valeur. Non, ici, le concept de GENRE permet d'affirmer que les différences entre femmes et hommes sont des constructions « bio-culturelles » (p.97). Si cela fait sens aujourd'hui de parler de Dieu à partir de l'expérience féminine, ce n'est pas pour reconnaître une essence féminine qui aurait un rapport spécifique avec le divin, mais c'est pour constater que cette construction historique et culturelle qu'est le GENRE a induit des expériences particulières du divin. Les prendre en compte permet de subvertir la prétention à l'universalisme des théologies exprimées à partir d'expériences exclusivement masculines. Cette théologie féministe universaliste ouvre d'ailleurs la possibilité de dénoncer ces constructions qui étayent l'ordre violent patriarcal.

Pleinement catholique et pleinement féministe universaliste, le travail d'Ivone Gebara évite le piège d'un concordisme simpliste entre deux approches qui ont été historiquement antagonistes. Au contraire, la richesse des fruits du travail de l'auteure démontre la fécondité pour la théologie de la prise en compte du GENRE dès la réflexion épistémologique: pointer la relativité des discours masculins qui se percevaient pourtant comme universels, faire prendre conscience de la spécificité des maux provoqués par la domination culturelle considérée comme naturelle des hommes sur les femmes, enrichir les discours sur le divin pour l'édification du plus grand nombre, redécouvrir l'éthique de l'amour de l'autre et de soi dans la relationalité.



Pour ce faire, Ivonne Gebara se pose la question certainement la plus problématique de la théologie chrétienne: la question du mal. Elle n'en cherche pas l'origine. Pour elle, le mal n'a d'ailleurs pas d'origine, mais chaque mal a des causes (p.186). Elle fait une phénoménologie du mal vécu par les femmes. Dès cette première partie, la manière de penser tranche avec la démarche habituelle de la théologie qui soit s'appuie sur des grandes oeuvres de la philosophie, soit fonde son abstraction sur une certaine exégèse des textes bibliques. Ici, la théologienne se met à l'écoute des femmes pour décrire ce qu'elles identifient comme mal. Pour cela elle convoque le témoignage de la littérature. Elle propose quatre grandes formes de mal vécu par les femmes: le mal d'avoir, et surtout de ne pas avoir comme le plus grand dénuement; le mal de pouvoir, là aussi surtout expérimenté sous la forme de l'impuissance; le mal de savoir, illustré par la difficulté que de nombreuses femmes ont rencontré pour accéder au savoir et participer à sa production; le mal de valoir, quand la personne même est réduite à la valeur d'un objet de consommation comme dans la prostitution. A ces formes de mal s'ajoute aussi le mal d'être noire, ce qui montre que les spécificités des maux vécues par les femmes croisent aussi les maux vécues spécifiquement par d'autres catégories construites de l'humanité: la couleur de peau, la classe sociale, etc. Indiquant à la fois que l'herméneutique du GENRE, pour nécessaire, ne doit pas non plus être absolutisé.

Pour compléter cette phénoménologie du mal vécue par les femmes, Ivone Gebara rend compte à la première personne des maux auxquels elle a été confrontée personnellement: être née femme, la complexité des violences de genre qui impliquent aussi les femmes entre elles, l'expérience d'être immigrée, la souffrance d'être théologienne de la libération, la confrontation au mal tel qu'il se déploie quotidiennement dans le quartier déshérité où elle vit.



A la suite de cette phénoménologie du mal, l'auteure définit ce qu'elle entend par GENRE. Bien qu'elle reconnaisse ne pas prendre position au sein des débats féministes, elle propose une vision de la différence entre femmes et hommes sans concession avec les habitudes de pensée de la corporation des théologiens masculins et des institutions: « Je pars de l'affirmation selon laquelle le GENRE n'est pas simplement le fait biologique d'être un homme ou une femme: le GENRE signifie une construction sociale, une façon d'être au monde, une façon d'être éduquée, un façon aussi d'être perçue, qui conditionne notre être et notre agir. Je m'efforcerai de montrer que le rapport de GENRE a été et est encore, la construction de sujets historiques assujettis à d'autres, non seulement en raison de leur classe sociale, mais par une construction socio-culturelle des rapports entre hommes et femmes, entre masculin et féminin. La sexualité est ainsi culturalisée à partir des relations de pouvoirs ». (p.94-95)

Il ne s'agit pas de nier les différences entre femmes et hommes. Seulement d'identifier les causes réelle de ces différences. Il ne s'agit pas d'une différence de nature qui conduirait à méditer sur les vocations respectives des uns et des autres, mais de réaliser que «s'il y a des choses semblables dans la perception des hommes et des femmes d'une même culture, il y a des différences particulièrement liées aux rôles, aux attentes, à l'organisation et à la division du travail; à l'éducation des sentiments propre à chaque groupe social et à chaque culture » (p.98). De cette définition des rapport de GENRE découle trois conséquences directes: premièrement réaliser que les discours dominants jusqu'à présent, notamment en théologie, relève d'une perception masculine située dans ce type de relation de pouvoir, il s'agit donc de sortir de l'illusion de l'universalisme du discours masculin; ensuite, si les différences entre hommes et femmes relèvent surtout d'une construction socio-culturelle, elles sont donc contingentes, il est dès lors possible et même souhaitable d'élargir les conceptions liées au rapport entre masculin et féminin, sortir des dualismes, mais aussi avoir des clefs de compréhension plus ajustée pour comprendre et dénoncer les injustices sociales qui reposent sur les relations entre hommes et femmes; et enfin changer la « symbolique du mal », qui jusqu'à présent associait le féminin à la chair et au mal et le masculin à l'esprit et au bien.

Le GENRE n'est pas une lubie ou une mode qui serait le prétexte à des revendications amères. Il s'agit d'un outil pour la pensée qui permet de déployer une grille de lecture plus ajustée, un « outil herméneutique ». Comme l'illustrait déjà l'enquête phénoménologique sur le mal vécu par les femmes, l'herméneutique du GENRE invite à se mettre à l'écoute, non seulement des femmes, mais aussi de toute altérité, les femmes étant, de par la position que l'ordre patriarcal leur a assigné, autant de figure de l'autre dominé. La remise en cause de l'universalisme prétendu des discours masculins qui affirment l'infériorité de nature des femmes conduit à se poser les mêmes types de question quand les mêmes discours justifient avec les mêmes travers l'occident, le riche, le chrétien, l'anthropocentrisme, etc.

Remise en cause pour quelle alternative demanderont ce que rassurent à un niveau existentiel le discours de justification de l'ordre des choses? Une pluralité des discours est possible s'il on a à coeur une exigence éthique de la relation à l'autre. Non pas un relativisme, mais une prise en compte de la relationalité.



Ivone Gebara illustre cette partie particulièrement théorique en esquissant une théologie du mal à partir de la phénoménologie qu'elle avait établi précédemment. Ce faisant, elle illustre la fécondité et la nécessité de la prise en compte du concept de GENRE en théologie.

La réflexion proprement théologique discute d'abord du mal accompli par les femmes elles-mêmes. Il s'agit de repousser la thèse, qui tentent quelques commentateurs du féminisme essentialiste, selon laquelle les femmes auraient une nature éthique meilleure que les hommes. Au contraire, si elles ne sont pas associées publiquement à la réalisation des grands maux visibles, c'est que les rôles que leur assigne la construction sociale d'à peu près toutes les cultures humaines connues ne sont pas visibles. Il s'agit alors d'identifier le mal invisible lié à leurs rôles invisibles dont elles sont partie prenante: « reproductrices de la toile de mal » dans le quotidien domestique, notamment par l'acceptation des injustices dont elles sont victimes et surtout la complicité à la soumission des autres femmes à ces injustices, à commencer par leurs filles, soeurs et belle-filles.

A travers ces discussions, phénoménologie du mal vécu par les femmes, de quels maux les femmes sont complices, commence à se dessiner un discours original à propos du mal. Non pas une définition du mal. Le mal est absurde, il ne peut donc pas être défini. Une définition du mal peut même être en soi cause de mal, en justifiant des actes d'injustice, en faisant taire le vécu de maux authentiques. Le mal est paradoxal, un mal pour l'un peut être un bien pour l'autre.

Ce qui répond au mal donc, ce n'est pas sa circonscription rationnelle, c'est l'expérience du salut. Et c'est justement la suite de cette quête théologique: « le salut des femmes ». Le mal, ou plutôt les maux vécus par les femmes, sont alors renommés « croix », mises en relation avec la crucifixion de Jésus de Nazareth. « Bien sûr Jésus de Nazareth, proclamé Christ par la communauté des croyants, garde sa croix comme un signe distinctif et unique. Il n'est pas question de nier cet aspect personnel et historique. Mais dans la perspective que je développe, cette croix n'est ni plus grande ni plus petite que d'autres, même si c'est celle d'un innocent. Elle représente certes une référence à un communauté de foi, mais elle doit être mis en dialogue avec d'autres pour éviter les manipulations possibles » (p.160).

Ce qui dépasse la croix, les innombrables croix vécus notamment par les femmes le long de l'histoire, c'est la résurrection. Non pas l'espoir d'une vie après la mort, mais la résurrection au quotidien, le salut. « Le salut ne sera pas quelques chose en dehors du tissage même de la vie mais se réalisera en son sein » (p.165). C'est là que prend toute son importance l'idée de « relationalité »: « La relationalité n'a pas nécessairement à voir seulement avec les femmes et le problème du mal, mais avec toutes les choses qui existent. Ce mot sera l'expression de la complexité vitale constitutive de toutes choses. Elle nous ouvre à une approche plus inclusive et expérientielle de la vie, elle nous invite à essayer de nous comprendre toujours à nouveau comme êtres humains faisant partie, avec d'autres, d'une même toile vitale » (p.178). La relationalité permet donc de penser autrement la question du mal. Le mal quand il se réalise est toujours mélangé. Les uns le vivent comme un bien tandis que les autres comme un mal; on vise un bien est c'est surtout du mal qui est provoqué... C'est dans ce tissu complexe et mêlé de relations, entre humains mais aussi avec notre écosystème, que le mal a lieu avec du bien. C'est donc aussi dans la relationalité que se pense et se réalise le salut. « La relationalité nous ouvre finalement à une recherche d'équilibre dans la vie quotidienne et dans les institutions que nous créons. Elle nous révèle que les péchés des femmes sont en rapport avec les excès des hommes et les péchés des hommes sont en rapport avec ce qui manque aux femmes. Et ce rapport est un rapport construit, un rapport de culture, un jeu de force et de pouvoir. Et s'il est un rapport construit, il pourra être dé-construit et re-construit » (p.189). Articulation entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, responsabilité individuelle vis-à-vis de des constructions collectives des structures de péchés, responsabilité collective dans l'intériorisation individuelle des structures de péchés. Cette relationalité rejoint le commandement d'amour de soi et du prochain. « (…) « Aimer le prochain comme soi-même ». Il y a dans cette phrase une dimension éthique relationnelle qu'il faudra développer dans la vie de chaque jour: des gestes de salut en découleront sous forme de justice et de sagesse de vie. » (p.187) « Aimer l'autre comme soi-même devrait être compris dans le concret des situations où, chacun-e dans sa communauté, son groupe de base, sa famille, son travail, est éthiquement obligé-e de se mettre dans la peau de l'autre. Il y a une réciprocité qui s'instaure alors et qui va au-delà d'un jugement de principe ou d'un jugement selon des lois dogmatiques pré-établies. Un consensus provisoire entre différents groupes, toujours à refaire, devrait se construire pour permettre effectivement que le bien commun ne devienne pas simplement une belle expression, présente dans nos Déclarations de Droits, mais sans efficacité concrète » (p.188).



Une fois écoutée le mal vécu par les femmes (phénoménologie du mal au féminin), une fois compris qu'être femme (et donc aussi homme) relève surtout d'une construction sociale et culturelle à partir d'un donné biologique et que la société et la culture a donc un pouvoir pour faire évoluer ses représentations (herméneutique du GENRE), une fois engagé dans une réflexion théologique sur le mal et le salut, mal décrit comme faisant partie du mélange de la vie, salut accueilli dans la relationalité comme autant de résurrections face aux maux quotidiens, l'auteure esquisse une théologie enracinée dans ce féminisme universaliste: qui est Dieu pour les femmes?

Pour Ivone Gebara, « c'est l'expérience d'abandon qui caractérise le mieux la vie de la majorité des femmes qui sont au départ de cette réflexion » (p.191); à l'instar du cri du psalmiste (Ps.21) repris par Jésus sur la croix (Mc 15,34) « Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m'as tu abandonné? ». Reprenant les témoignages qui ont été la matière au premier chapitre de sa phénoménologie du mal, l'auteure décrit trois expériences du divin. Dans le quotidien de la misère, d'abord, Dieu est invoqué. Il est la puissance paradoxale de résistance au mal, une instance qui refuse le monde tel qu'il est, qui plaide pour un monda sans ce mal quotidien. « Il y a comme une espérance contre toute espérance, comme une attente au delà des possibilités, comme pour essayer de dire que le dernier mot sur la vie n'est pas des chars et des cavaliers. Même si les chars et les cavaliers, représentants des puissants de ce monde, sont historiquement les vainqueurs, il y a encore quelque chose, un puits caché, l'ombre d'un arbre, le sourire d'un enfant, l'aide d'une grand-mère, où il y a moyen de puiser, de s'appuyer et de continuer à vivre. Il y a un fil transparent qui soutient la vie dans ses multiples visages » (p.195). Ensuite, reprenant la vie de Juana Inès de la Cruz, religieuse érudite et poétesse du la Nouvelle-Espagne qui avait été confrontée à la répression ecclésiale de ses talents, Ivonne Gebara tente à quelques siècles d'écart de retrouver la théologie personnelle de cette femme, maîtresse de la littérature baroque. Et de constater, que malgré les souffrances personnelles de Juana Inès de la Cruz et le silence qui lui a été imposé, la re-découverte de son oeuvre par les théologiennes latino-américaine en fait une figure tutélaire: « Elle nous invite à ne pas accepter les silences imposés et à oser sentir et penser Dieu à partir de notre corps, de notre expérience de femmes, de notre histoire et de notre culture » (p.203). Enfin, l'expérience d'impuissance face à la mort de sa fille vécue par Isabel Allende, racontée dans son livre « Paula », expérience vécue de manière agnostique, mais pourtant en faisant appel aux représentants des spiritualités, nous parle de l'expérience de « Dieu dans l'absence de Dieu ».

Après ces discours non-théorique des femmes sur Dieu, l'auteure ouvre quelques voies qui pourraient constituer une théologie féministe. D'abord, la théologie féministe s'appuie sur le concept de GENRE. « Parler de Dieu et de la question du GENRE, c'est faire une double affirmation: en premier lieu, c'est affirmer que ce que nous disons de Dieu est lié à nos expériences historiques, à notre vécu, ensuite que notre idée même de Dieu, ainsi que notre rapport à lui/elle ou à son mystère, sont marqués par ce que nous avons appelé plus haut « une construction sociale et culturelle du genre » Plus précisément, cela veut dire que tous nos concepts, y compris nos concepts sur Dieu, sont marqués par la dynamique culturelle et sociale du GENRE. Le concept de GENRE (...) est utilisé (…) précisément pour montrer que la sexualité humaine est marquée par la réalité des dynamiques sociales et culturelles. Il en résulte que les rapports socio-culturels entre hommes et femmes et la construction même de leur identité sociale a à voir avec les images ou les modèles de Dieu, et réciproquement » (p.207-208). Ce concept de GENRE assumé dans la réflexion sur Dieu, nos rapports à Dieu, conduit donc à interroger ce qui a été identifié aux agir de Dieu dans l'histoire qui sont en général des agir masculins (combats libérateurs, création, etc.), à remettre en cause la tendance globalisante des théologies masculines, à écouter les expériences féminines de Dieu, à prendre de la distance avec les lectures patriarcales de la Bible et de l'histoire, etc. Elle propose notamment de puiser dans la théologie de la Sagesse, une des rares figures féminines du divin dans la tradition judéo-chrétienne. Ensuite, l'auteure nous invite à découvrir ce qu'elle appelle la « zôè-diversité » de Dieu, jeu de mot avec la biodiversité. En effet autant le concept contemporain à la mode de biodiversité nous sensibilise à la nécessité de préserver la diversité du vivant biologique pour la perpétuation même de ce vivant biologique, le mot de « zôèdiversité » ouvre un jeu d'analogie où il serait essentiel de préserver la diversité des expériences du divin, dans le domaine du discours comme dans celui des pratiques liturgiques, éthiques, politiques, etc. pour permettre à la « vie animée », la « vie vivifiante » de Dieu de se perpétuer dans nos sociétés.



En conclusion, l'auteure re-situe les causes et les objectifs de sont travail, en dialogue avec la figure de Phoolan Devi, « passée reine des bandits à députée du Parlement Indien ». « C'est parce que tant de femmes, surtout les plus pauvres, sont si méprisées qu'elles finissent pas se mépriser comme êtres humains, qu'il faut, à la lumière de leur vie, re-théologiser et re-philosopher la problématique du mal et du salut. C'est pour qu'elles arrivent à rendre grâce pour leur être féminin sans entretenir le désir d'être nées hommes, qu'une réflexion sur leurs maux et leur salut se justifie. C'est finalement

pour essayer de dénoncer l'anti-féminisme présent dans nos sociétés et nos Eglises, surtout l'anti-féminisme déguisé dans une conception apparemment démocratique et bienveillante envers tous les êtres humains » (p.229-230).

Et de citer Phoolan Devi: « « Ce livre est le premier livre écrit par une femme de ma communauté. C'est une main tendue aux pauvres et aux humiliés avec l'espoir qu'une vie comme la mienne ne se répétera jamais. Je voudrais qu'il m'aide à tuer l'ignorance, à écraser le mépris et la domination. Qu'il rende courage à mes soeurs les femmes, et à mes frères, les misérables, les exploités. Je veux dire haut et fort que nous avons tous un honneur, quels que soient notre origine, notre caste, la couleur de notre peau, ou notre sexe. Je veux le respect. Pour moi et pour tous les êtres humains » (Phoolan Devi, « Moi, Phoolan Devi, reine des bandits » Paris, Ed. J'ai lu, 1996). Phoolan Devi, c'est bien cela que je veux aussi » (p.235).

vendredi 20 mai 2011

Etymologie de "pute"

Lors d'un débat à propos de prostitution, un participant nous interpèle: quelle est l'étymologie du mot « pute »! Face à notre hésitation à répondre, il nous est rapidement répondu que cela vient de la même origine que le mot « puer ». Empressement propre à la certitude de la connaissance fraichement acquise, il en vient à la conclusion que de tout temps « pute » est liée à la saleté dans l'esprit des gens, que « sale pute » ne serait que pléonasme, quoique certaines personnes prostituées revendiquent d'être appelée « pute » et font remarquées qu'elles ne sont pas sales...

Nous avons vérifié depuis. Une collègue a trouvé que « pute » viendrait du latin « puta », qui existe au masculin « putus », jeune fille et jeune garçon respectivement. Donc rien de péjoratif à l'origine!

En effet, cet article du wikipédia anglophone constate une divergence entre une étymologie de tradition française et une autre de tradition espagnole. Par exemple ce dictionnaire chilien en ligne propose une étymologie anodine, tandis que le larousse donne une étymologie puante.
Le "dictionnaire étymologique du français" de Jacqueline Picoche rapproche aussi "pute" du verbe "puer". Le verbe latin "putere" signifiant pourrir. L'animal "putois" viendrait de la même étymologie.

De mon côté, j'avais en tête une étymologie qui rapprochait "pute" du mot "puits". A regarder le dictionnaire étymologique, cela ne parait pas si invraisemblable puisque "puits" se dit "puteus" en latin, et "puiser" puteare". Je tenais cette dernière étymologie de Charles Chauvin, dans son livre "les chrétiens et la prostitution". Voici la citation (p.18-19):
"Aux lupanars [désignation latine des lieux de prostitution] et aux dictérions [grecque] succèdent les bordes et bordels, ainsi désignés parce que les bordellières rencontrent les bateliers au bord de l'eau. Le vocabulaire médiéval est révélateur: la mérétrice [meretrix - prostituée en latin savant] devient la putaria ou putea (putagium), car les puits de la rue était le lieu de rendez-vous des ribaudes, ainsi désignées parce qu'on les considérait comme des femmes débauchées."
Charles Chauvin est (était?) un latiniste reconnu, grand traducteur de Saint-Augustin. Il était très proche du Nid et du père Talvas dans les années 1980.

Le maniement de l'étymologie comme argument ou comme preuve est délicat. La manière dont notre compère la maniait était certainement la pire: une manière d'imposer une seule signification et origine au mot, donc à la chose aujourd'hui désignée. Cette manière est celle de ceux qui pense qu'en dévoilant la vérité cachée derrière la chose, et plus encore derrière le mot contingent de la chose (gnosticisme), ils prennent un pouvoir de domination à la fois sur le mot et la chose, sur ce qu'il faut penser quand on en parle. Baliser le dialogue selon son propre entendement des mots est une forme violente de communication. Cette manière d'user et d'abuser de l'étymologie comme une prise de contrôle sur les mots est une manière d'imposer son point de vue par la force. Toujours selon le "dictionnaire étymologique...", étymologie signifie "sens véritable d'un mot". La légitimité de la pensée étymologique nous ramène à la question de la vérité. "Qu'est ce que la vérité?" demanda Ponce Pilate à celui que s'était déclaré être en tant que personne "le chemin, la vérité et la vie". Vérité comme discours construit et rationnel ou vérité comme existence d'une personne vivante? D'ailleurs rigoureusement Jacqueline Picoche dans l'introduction de son dictionnaire nous averti: "L'étymologie populaire, ou regroupement instinctif des mots en "familles" supposées, provoquant d'innombrables croisements entre familles historiques, est même un des principaux facteurs de l'évolution du vocabulaire." En d'autres termes, quelque soit la réalité historique de l'apparition d'un mot à partir d'un autre, la reconstruction de son histoire, parfois fallacieuse, du fait de sa proximité phonétique avec d'autres mots, expliquent tout autant la transmission d'un mot et le sens qu'on lui donne. Il est certain qu'en langue française, et depuis longtemps, les deux mots "puer" et "pute", avec les doublets savants de puanteur "putride", "putréfaction", a du faire sens pour les générations de locuteurs de notre langue, d'autant plus qu'on s'empara du mot "pute" pour en faire une insulte.

Alors se pose plutôt la question: "qu'est ce qui fait sens pour nous aujourd'hui?" Nous ne pouvons pas nier que pour beaucoup de nos contemporains les personnes prostituées font office d'égouts, dans la tradition de la locution latine attribuée à Saint-Augustin, et reprise par Parent-Duchatelet, le médecin à l'origine de la réglementation hygiéniste des maisons en close dans la France du XIXe siècle. Mais c'est exactement cette vision des personnes prostituées que nous combattons. J'aime l'étymologie de Charles Chauvin rapprochant du "puits", parce qu'elle fait penser à une célèbre rencontre près d'un puits en Samarie. L'attitude de rencontre que manifesta Jésus à la samaritaine est un beau précédent et exemple pour notre démarche d'aller à la rencontre des personnes prostituées: les mains vides. L'étymologie que proposait ma collègue, semble être en effet la plus directe. Ne disons-nous pas "nous allons voir les filles", pour ne pas trop insister sur ce qu'elles font par ailleurs?

J'aime la pensée étymologique, mais pas à la manière violente et péremptoire de ceux qui veulent prendre contrôle des mots en connaissant leur origine. Plutôt à la manière d'un Derrida, qui certainement puise dans une tradition juive des commentaires des textes, en faisant vibrer le sens des mots à partir des proximités phonétiques, de leur histoire vérifiée ou imaginée, pour ouvrir un espace de sens plus large encore que le mot seul avec ses acceptations communes nous le permettait sans cette mise en vibration.
Alors oui, à la fois les trois étymologies. "Puta", c'est à dire "jeune fille". "Putere", c'est à dire "puanteur" ou "pourriture" et "puteare" c'est à dire "puiser". "Jeune fille" nous rappelle à quel point la prostitution a toujours été une prédation de l'enfance, "puer" nous renvoie à la stigmatisation des personnes prostituées et au cynisme des organisateurs de la prostitution qui de tout temps ont méprisés les personnes prostituées tout en les affirmant fonctionnellement nécessaire à l'instar des égouts et cloaque, et "près du puits" qui nous propose d'aller à la rencontre de ces femmes, qui ont toujours été à la fois isolées mais exposées sur des lieux de croisement public (hier les puits, aujourd'hui les trottoirs, demain les "forums" d'internet...). Le symbole du puits peut aussi nous inviter à méditer: c'est là où on puise de quoi étancher la soif, de quoi laver. Si les putes sont celles qui sont proches du puits, elles qui souvent nous disent se laver dix fois par jour obsédées par la salissure des clients, elles qui sont là à cause de manques (de soifs): manque d'argent, manque d'affection respectueuse dans leur histoire, manque d'estime... Est-ce-que nos rencontres avec elles leurs donnent l'occasion de puiser au puits auprès duquel elles se tiennent: elles-mêmes? Pour retrouver l'estime d'elles-mêmes, pour reconsidérer la valeur de l'argent qui les attachent et qui filent entre leurs doigts vis-à-vis de leur valeur propre, pour se libérer des oppressions qu'elles subissent, parfois via une affection sincère pour un maq, à l'instar de "l'amour" d'une femme battue pour son tortionnaire...

Encore quelques mots, sur les mots de la prostitution: "Péripatéticiennes" signifient "femmes qui se promènent", "qui vont et viennent"; et ça les rapprochent d'une des plus anciennes écoles de philosophie: les péripatéticiens, c'est à dire les disciples d'Aristote, car celui-ci enseignait en marchant. Une belle chute ironique que de se référer à la pensée en mouvement pour répondre au dogmatisme d'une étymologie univoque!

samedi 14 mai 2011

« Aimer le prochain comme soi-même »: Un Salut contre les maux

Le Mal au féminin, réflexion théologique à partir du féminisme. pp. 184-188

Ivone Gebara


« (…) Dans le concret, le mal est cette espèce de rétention de la vie pour soi-même, d'appropriation indue des biens par des personnes et des groupes qui prennent possession de la terre et de tant d'autres choses.

Le mal, c'est aussi une dysfonction entre moi et moi-même, qui m'amène à cultiver mon narcissisme, mes intérêts propres, oubliant que je suis avec et dans d'autres corps, oubliant que j'ai besoin d'eux pour exister. Le mal, c'est cette maladie inattendue qui m'atteint, qui saisit mon corps, qui me laisse à la merci des autres, qui annule mes engagements, mes possibilités de travail et mes plans sur le futur.

Le mal, c'est l'excès de biens, la concentration des richesses, du pouvoir, de la jouissance des uns au détriment de la vie des autres.

Le mal, c'est l'idolâtrie de l'individu, du blanc, du mâle, de la race pure, du peuple élu, des femmes dans les concours de beauté.

Le mal est l'affirmation de la supériorité d'un sexe sur l'autre, supériorité qui pénètre les structures sociales, politiques, culturelles et religieuses.

Le mal, c'est l'exploitation de la Terre comme objet de profit, comme capital, au détriment de la vie de populations entières.

Le mal, c'est imposer des religions, des divinités comme seules capables de sauver l'humanité.

Le mal est faire croire qu'on connaît la volonté de Dieu, qu'on peut l'enseigner et même l'imposer.

Le mal, c'est accepter un destin d'opprimée, sans lutter pour sa dignité. Le mal, c'est se taire et faire taire quand il faut dénoncer les injustices.

Le mal est perdre son bien-aimé ou sa bien-aimée, c'est souffrir de chagrin d'amour, d'oubli, d'abandon.

Pour clôturer cette interminable et monotone litanie de maux, il faut encore ajouter que le mal est toujours cela et beaucoup plus.

Le mal est donc à la fois pluriel et singulier, du présent, du passé et de l'avenir; il se fait à partir d'une expérience de déséquilibre de nos forces de vie. Et c'est effectivement à l'intérieur de ces maux que des biens, des expériences de salut voient le jour. C'est dans les lieux des larmes que des joies peuvent jaillir, que des engagements de solidarité prennent consistance, que des puissants finissent par « tomber de leur trônes ».

Il est absolument frappant de constater à nouveau que le mal a la même source que le bien, mais un bien en excès pour quelques-uns, parce que ce bien est voracité de biens et qu'il exclut volontairement d'autres du partage de vie. Mais c'est aussi un bien en manque de bien de différentes formes de vie.

(…)

Le mal est sans origine, mais les maux ne sont pas sans cause historique. Il est toujours là, mais en même temps il dépend de nous d'accentuer sa prolifération, de nous laisser contaminer de plus en plus par son virus, de lui permettre de grandir. Dès lors, il nous incombe aussi de lutter contre sa domination, contre son empire et son emprise. Dans ce chemin proposé, il faudrait peut-être s'éduquer à ne plus chercher un sens ou une causalité première pour certains « maux ». Il faudrait simplement accepter que nous avons la responsabilité de soulager les gens, d'extirper ce mal concret ici présent, comme une injustice ou une souffrance physique, sans trop chercher à en expliquer le sens. Souvent certains « maux » nous dépassent, tout comme certaines expériences de bonheur et de gratuité.

C'est dans ce sens que la question anthropologique du mal devrait être revisitée à partir de cette constatation du mélange constitutif de toute vie, et par là nous inviter à assumer une nouvelle responsabilité dans la vie de toutes les vies.

A mon avis, on pourrait re-situer ici la phrase clef attribuée à Jésus de Nazareth: « aimer le prochain comme soi-même ». Il y a dans cette phrase une dimension éthique relationnelle qu'il faudra développer dans la vie de chaque jour: des gestes de salut en découleront sous forme de justice et de sagesses de vie. Concrètement, cela a à voir avec la production d'équilibre et de déséquilibre. Si nous exagérons dans la direction de l'amour de nous-même, nous tomberons facilement dans toutes sortes de narcissismes, qui auront pour conséquence la destruction des autres ou au moins une fermeture aux cris de l'autre.

En un certain sens, le patriarcalisme est une forme sociale de narcissisme masculin, qui se manifeste dans toutes les institutions culturelles, politiques et religieuses de la majorité des groupes humains. Il s'agit d'un narcissisme comme amour du même, du semblable à moi. Aussi est-il plus facile, pour des hommes de lutter en vue de la justice sociale tout court, que pour une justice des droits égalitaires avec les femmes. L'expérience de la lutte syndicale de ces dernières années, en Amérique Latine, a bien montré combien les questions soulevées par les femmes n'ont pas toujours reçu l'appui des hommes. (…) De même, dans les institutions académiques des Eglises, les femmes n'ont pas ouvertement l'appui des hommes pour obtenir le même droit d'enseignement de la théologie. (…)

Le narcissisme s'est aussi très fort manifesté dans la politique et a produit les impérialisme, les fascismes, le nazisme, le racisme et toutes sortes d'exclusion de « l'autre », pour se protéger soi-même et ses égaux. Le narcissisme social, politique et religieux est, à mon sens, contraire à l'équilibre des forces présentes dans les valeurs de l'Evangile de Jésus.

De l'excès de narcissisme on pourra verser dans l'excès du don de soi, l'excès d'obéissance, l'excès d'humilité, le silence social, l'effacement: des comportements qui ont souvent été exigés et développés par des femmes. Cet excès, considéré comme vertu dans le monde patriarcal, est considéré comme vice dans la perspective féministe. Cet autre extrême révèle que les formes de déséquilibre existent par manque, par défaut de. Les femmes ont manqué d'amour effectif pour elles-mêmes; elles ont manqué d'autonomie, d'auto-estime, de développement de leur propre pensée, de courage pour dire non à différentes formes d'asservissement domestique, social, politique et religieux.

Cela nous ramène, une fois de plus, à la question de la différence du vécu des valeurs. Dans ce sens, ce qui est moral pour une personnes, pour un homme par exemple, ne l'est pas nécessairement pour une femme, à cause de la différence de conditions et de situations sociales. C'est cela qui nous engage à laisser les questions éthiques comme un processus ouvert aux différentes circonstances et surtout au dialogue, en vue de la construction de relations qui favorisent la vie du plus grand nombre de personnes.

Aimer l'autre comme soi-même devrait être compris dans le concret des situations où chacun-e dans sa communauté, son groupe de base, sa famille, son travail, est éthiquement obligé-e de se mettre dans la peau de l'autre. Il y a une réciprocité qui s'instaure alors et qui va au-delà d'un jugement de principe ou d'un jugement selon des lois dogmatiques pré-établies. Un consensus provisoire entre différents groupes, toujours à refaire, devrait se construire pour permettre effectivement que le bien commun ne devienne pas simplement une belle expression, présente dans nos Déclarations de Droits, mais sans efficacité concrète. »