samedi 17 avril 2010

Les chrétiens et la prostitution

Fiche de Lecture

« Les Chrétiens et la prostitution »
Charles Chauvin
Cerf, Paris, 1983

Dans ce petit livre, Charles Chauvin reprends son travail de théologie, soutenus dans une thèse à Strasbourg en 1973. D'après le quatrième de couverture, Charles Chauvin est un « collaborateur du père Talvas ». L'intention du livre est toute dite dans ces mots de l'introduction: « C'est en vue de répondre à ces question [de la position des Églises vis à vis de la prostitution] posées à la conscience chrétienne occidentale que, depuis bientôt quinze ans, j'effectue de patientes recherches destinées à informer le public. Chrétien soucieux de connaître la réalité des faits, toujours moins simples qu'on ne le dit habituellement, je tente de faire ainsi entendre une voix parmi ceux et celles qui (…) luttent contre les causes de toutes les formes de prostitution. (p.7)» Il aboutira, après un argumentaire lucide, éloigné de toute apologie de mauvaise foi, à une conclusion sans ambages: « La prostitution est incompatible avec le christianisme (p.118) ».

Exposé clair des prises de position des chrétiens au cours de l'histoire, le livre s'organise de manière très pédagogique:
1) une présentation des trois régimes juridiques d'organisation de la prostitution pour tracer un premier historique des attitudes chrétiennes vis à vis de la prostitution,
2) une présentation de la « doctrine » et de la pratique de l'Église, dans laquelle, sans cacher la constante et scandaleuse compromission des chrétiens avec le phénomène prostitutionnel, certaines « rumeurs » sont contre-dites,
3) enfin une présentation de la situation actuelle de la prostitution et des mouvements chrétiens engagés sur la question de la prostitution, occasion de pointer les défis contemporains que la prostitution pose aux chrétiens.

Dans sa première partie historique, Charles Chauvin montre que l'organisation de la prostitution et les fondements philosophiques de son acceptation dans les sociétés occidentales sont à chercher dans la culture « greco-romaine ». Solon serait le premier législateur connu d'une réglementation de la prostitution. Les cités grecques, en particulier Sparte et Corinthe, et Rome enfin, auraient repris les grandes lignes de la réglementation de Solon: marginalisation des personnes prostituées, impunité voire légitimité des hommes clients. Ni l'Ancien ni le Nouveau Testaments ne justifient la prostitution. La reprise par des chrétiens des législations et des mentalités qui les ont précédées à propos de la prostitution en est d'autant plus scandaleuse. Car force est de constater que les sociétés majoritairement chrétiennes depuis Justinien jusqu'au XIXe siècle ont toutes été des sociétés règlementaristes, avec parfois des tendances prohibitionnistes. Plus pénible pour un catholique, le mouvement abolitionniste est issu de la tradition protestante, plus particulièrement anglicane avec Joséphine Butler, et rencontrera plus de résistance dans les pays catholiques latins. Il donne finalement le manifeste du parti communiste de Marx et Engels comme première condamnation ferme de la prostitution assortie d'une analyse de ses causes et conséquences: « La prostitution se développe là où la femme n'est pas considérée comme une personne et l'homme comme homme, puisqu'il ne traite pas la femme comme homme (p. 35, cette citation ne se trouve pourtant pas dans le Manifeste) ». Il donne alors en exemple les pays communistes, URSS, Chine et Cuba, dont les régimes prohibitionnistes assortis d'une politique efficace d'émancipation des femmes auraient eu une certaine efficacité pour la réduction de la prostitution.

Après ce premier parcours historique sans complaisance sur les législations de la prostitution dans les pays majoritairement chrétiens, où il en ressort que, bien qu'en contradiction manifeste avec les fondements du christianisme, les sociétés chrétiennes ont été pour l'essentiel règlementaristes, tolérant l'existence de la prostitution et stigmatisant les personnes prostituées, l'auteur recommence un parcours historique en s'attachant cette fois-ci à analyser les discours théologiques successifs, et à décrire les pratiques pastorales et caritatives des chrétiens vis à vis de la prostitution. Dans l'ordre des discours, on a le sentiment d'une décadence progressive: des affirmations théologiques et disciplinaires en cohérence avec l'Esprit évangélique dans les premiers siècles, suivie de discours de tolérance et de fatalisme de plus en plus admis au fur et à mesure du moyen âge, jusqu'à une sorte de réveil des consciences catholiques à partir du XIXe siècle, provoqué par le mouvement abolitionniste issu du protestantisme anglican. En effet, les pères de l'Église ont mené une lutte claire contre la prostitution et pour la conversion des personnes prostituées. Jean Chrysostome, Tertulien, Saint-Jérôme, Origène, Saint-Ambroise ont tous eu une position évangélique à ce propos. Même Saint-Augustin, à qui pourtant on prête jusqu'aujourd'hui la responsabilité de la tolérance fataliste des chrétiens vis à vis de la prostitution. Charles Chauvin montre avec détails comment les citations fondatrice de cette opinion n'est pas avérée dans le corpus connu des œuvres de Saint-Augustin. Par contre, Augustin, une fois devenu évêque d'Hippone, condamne la prostitution tout en en appelant à la conversion des personnes prostituées. « Ce qui est sûr, c'est qu'Augustin s'inscrit dans la lignée des évêques de sont temps pour qui christianisme et prostitution sont incompatibles. (p.60)» Néanmoins, si Augustin évêque est lavé du soupçon de tolérance fataliste quant à la prostitution, il n'en reste pas moins que les moralistes et théologiens vont utiliser des citations pseudo-augustiniennes pour justifier la tolérance voire la réglementation de la prostitution. Saint-Thomas d'Aquin admettra la prostitution comme un moindre mal dans sa fameuse Somme. Il ira jusqu'à admettre que l'Église accepte l'aumône des personnes prostituées (IIa, IIae, qu.32, art.7), alors qu'elle refuse l'aumône issu du vol. A noter, pour mettre en perspective, que Thomas condamnait le prêt à intérêt comme un péché mortel... A la suite de Saint-Thomas d'Aquin, les moralistes ont tous répété la « doctrine » de la prostitution comme moindre mal, jusqu'au milieu du XXe siècle. Seul Saint-Alphonse de Liguori, dans la ville de Naples du XVIIIe contredira cette vulgate de manière évangélique et courageuse, mais malheureusement il sera isolé et n'aura pas de successeur dans ses affirmations.
On note néanmoins dans les pratiques pastorales et caritatives de chrétiens, à toutes époques, une résistance contre cette tolérance généralisée de l'Église. Dès le monachisme primitif, plusieurs figures appliquèrent un zèle particulier à soustraire des femmes de la prostitution, prenant Marie-Madeleine comme figure de femme prostituée convertie au Christ. Marie l'Egyptienne, Sainte Afra et Thaïs sont des figures de saintes qui seront régulièrement utilisées pour encourager ce chemin de conversion. On notera dès le début et tout au long de l'histoire de la réinsertion de personnes prostituées par les Églises, une tension entre ceux qui ne proposent qu'une voie sévère de continence et de pénitence, et ceux qui proposent une conversion plus libre, selon chaque personne, vers la consécration à une vie religieuse, une vie « protégée » dans des refuges ou le mariage selon la fidélité chrétienne. Théodora, femme de l'empereur Justinien, dont on pense qu'elle est une ancienne prostituée parce qu'elle avait été comédienne, a convaincu son époux de lutter contre la prostitution. Après avoir interdit les maisons closes à Byzance, elle organisa un « monastère de la repentance » dans un ancien palais pour y accueillir les femmes prostituées sans famille. Il semble que les conditions d'enfermement y étaient telles que plusieurs préférèrent se suicider... Quelques années après le décès de Théodora, Justinien reviendra à une politique de tolérance, par « réalisme » politique. De manière similaire, Saint-Louis, dont on fait porter la responsabilité du règlementarisme médiéval, a eu comme première intention la prohibition de la prostitution. C'est l'inefficacité des premières mesures et, semble-t-il, les pressions d'un lobby proxénète de l'époque, qui l'aurait poussé, deux ans plus tard, à légiférer une tolérance, marginalisant la prostitution hors les murs. Tout au long du Moyen-Âge, des monastères de repenties ont été organisés, spécialement nombreux dans l'Italie du XIIIe siècle. Saint Ignace de Loyola, premier général de la Compagnie de Jésus, aura comme principale préoccupation pastorale les femmes prostituées de Rome. Il fondera une Casa Santa-Marta, où les femmes n'étaient pas recluses, mais pouvaient aller et venir, bénéficiaient des exercices spirituels. Malgré une manifeste réussite humaine et spirituelle, son œuvre ne lui survivra pas, à cause de la diffamation d'autres ecclésiastiques. Les œuvres de Jean Eudes et de la Dame de Combé au XVIIe siècle, le Bon Pasteur au XIXe siècle, ont été autant d'actions de charité chrétienne concrète, propre à leur temps, pour donner la possibilité à des personnes prostituées de se soustraire à leur milieu.

Avec la montée du mouvement abolitionniste à partir de la moitié du XIXe siècle, mais surtout au cours du XXe siècle pour le monde catholique, la doctrine et la pratique de l'Église ont beaucoup évolué. La doctrine du moindre mal a été abandonné par les manuels de morale. Pendant le concile Vatican II, la prostitution est présentée comme contraire à la dignité humaine, notamment dans Gaudium et Spes: « Tout ce qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaine, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes, ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, toutes ces pratiques sont infâmes. » (27.3) Faut-il rappeler que le concile constitue, après les Écritures, la plus haute autorité doctrinale de l'Église catholique? Charles Chauvin présente le Nid du père Talvas comme un des mouvements d'Église qui porte ces convictions renouvelées dans la pratique de l'action sociale et politique, avec le comité italien de défense morale (CIDD), la mission de minuit à Dortmund et Hambourg (Mitternachtsmission, qui existe aussi à Bâle), et l'internationalisation du Nid, au Brésil, notamment avec l'attitude évangélique et courageuse de l'évêque de Crateus, Dom Fragoso, qui accueillit des personnes prostituées non seulement à sa table, mais aussi dans son conseil diocésain, malgré le honteux rejet manifesté par certains chrétiens de son diocèse.

En conclusion l'auteur s'interroge à partir de l'actualité du début des années 1980: les occupations d'églises, du procès exemplaire de proxénètes dénoncé par trois femmes prostituées à Grenoble (depuis, d'après le témoignage de Marie-Claude/Ulla au colloque de Lyon, une seule a survécu à la libération de ces proxénètes...), sur une évolution de la prostitution dans la France d'alors. Les personnes prostituées s'affirment comme citoyennes, revendiquent des droits. Il minimise la revendication de professionnalisation, il semble qu'à l'époque cette revendication soit encore marginale.... Pour lui, que les personnes prostituées prennent plus d'indépendance, ne veut pas dire que la prostitution soit pour autant une activité qui puisse se faire librement et dignement. La responsabilité des chrétiens est engagée dans cette lutte qui continue. Citant Jean Sulivan: « La prostituée est le signe visible de la prostitution du monde. Elle est ouvertement ce que sont beaucoup d'hommes dans tous les milieux. Chaque fois qu'un homme, une femme, dans le mariage ou en dehors, se prennent comme objet, quand le lien d'amitié n'est plus le premier, mais le lien du désir, de l'argent, de l'habitude, de la facilité, il y a prostitution ». Et: « Tout prêtre, tout évêque qui parle pour ne rien dire ou sans réchauffer la vérité dans les cœurs, se prostitue.» Pour conclure Charles Chauvin nous lance un défi: « Le XIXe siècle a obtenu l'abolition de la Traite des Noirs; le livre La Case de l'oncle Tom y a contribué! Le XXe siècle a vu progresser la décolonisation: des chrétiens y ont collaboré. Faudra-t-il attendre le XXIe siècle pour voir disparaître la prostitution. Aux chrétiens, pour leur part, de répondre.»

Ce livre, concis et rigoureux, bien ordonné, est un outil bienvenu pour répondre aux « rumeurs » selon lesquelles le christianisme serait essentiellement tolérant vis à vis de la prostitution. Il montre de manière lucide que des chrétiens l'ont été de tout temps, partout, et jusqu'à aujourd'hui, et en soi, c'est un scandale. C'en est un surtout parce que la dynamique fondatrice de la vie et des paroles de Jésus-Christ, de l'héritage juif vétéro-testamentaire, et des formulations et réalisations du christianisme primitif est toute opposée à la prostitution, tout en étant accueillante vis à vis des personnes prostituées, et des clients aussi, comme de tout pécheur à qui la conversion est proposée. La présentation des arguments fatalistes et tolérants vis à vis de la prostitution permet de mieux identifier leurs aspects fallacieux. On a face à eux une tradition de figures chrétiennes, théologiens, pasteurs, femmes et hommes engagés pour l'amour de Dieu, qui certes ont toujours eu de grandes difficultés à infléchir les réglementations et les mentalités de leurs temps, mais qui sans cesse ont témoigné de l'authentique combat contre la prostitution pour les personnes prostituées, qui est au cœur de la mission des Églises.

Une critique cependant. Pour expliquer comment, bien que les fondements du christianisme condamnent la prostitution, des chrétiens ont massivement été complice de la prostitution de leur temps, l'auteur met en scène une opposition entre héritage « judéo-chrétien » et héritage « gréco-romain ». Cette présentation de l'histoire me gêne pour trois raisons. 1) D'abord parce que l'auteur ne mentionne pas l'existence de la prostitution sacrée dans l'environnement historique des auteurs de l'Ancien Testament, laissant même entendre que les mentions de prostitution sacrée dans la bible ne sont que métaphoriques (p.54). Comme si finalement les hébreux, puis les juifs n'auraient jamais connus de prostitution institutionnalisée et que la prostitution liée à l'urbanisation de la Grèce aurait été la première du genre. Or il me semble que cela est faux. Si l'institutionnalisation de la prostitution dépend bien de l'urbanisation, le fait urbain est beaucoup plus anciens dans la région que l'on appelle le Croissant Fertile, auquel le pays de Jésus appartient. 2) Cette oblitération de la prostitution sacrée dans le milieu historique de l'Ancien Testament me gêne ensuite parce que la tradition « judéo-chrétienne » n'a pas été confrontée à la prostitution à partir du moment où elle aurait rencontrée la culture « gréco-romaine ». Elle y est confronté dès ses origines. Cela me paraît important parce que l'on pourrait croire que le fatalisme des chrétiens face à la prostitution « gréco-romaine » serait dû à une sorte d'effet de surprise, d'impréparation spirituelle. Qu'ils se seraient accommoder d'une réalité dont l'enseignement biblique n'aurait pas suffisamment prévenu de la gravité, et que les presque vingt siècles de tolérance auraient été nécessaires à la prise de conscience. Or non, la communauté des disciples de Jésus dont faisaient partie de nombreuses anciennes prostituées, les combats des prophètes d'Israël contre la prostitution sacrée très concrète à laquelle s'adonnait le peuple élu, tout cela aurait dû conduire les chrétiens à continuer à lutter contre toute prostitution sans relâche et de manière majoritaire. 3) Enfin cette opposition schématique culture « gréco-romaine » pro-prostitutionnelle contre culture « judéo-chrétienne » anti-prostitutionnelle pourrait laisser penser que seule la seconde est capable de justifier la position abolitionniste. Je suis incapable de montrer qu'il y ait eu parmi les philosophes et juristes grecques et latins des figures non chrétiennes pour s'opposer à la prostitution au nom d'une anthropologie propre. Mais ils existent parmi nos contemporains ceux qui, sans se référer à la Bible, ni même à de prétendues valeurs « judéo-chrétiennes », luttent activement contre la prostitution, pour la dignité des personnes prostituées, pour la dignité de toute personne qui reste potentiellement prostituable tant que la prostitution de quelques un-e-s est tolérée. Et ils sont souvent plus conséquents que nombre de chrétiens.

Donc la lutte pour les personnes prostituées, contre la prostitution, est indubitablement une mission fondamentale des chrétiens, malgré le contre-témoignage historique massif des sociétés chrétiennes tolérantes et complices avec le système prostitutionnel. Cette lutte se fera en retournant aux racines spirituelles du christianisme, mais sans forcément faire plier la société à des conceptions chrétiennes, au contraire elle peut se mener en solidarité fraternelle avec nombre d'hommes et de femmes de « Bonne Volonté » comme nous le faisons déjà.

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