Dans
son discours du 7 novembre 2011 au nouvel ambassadeur d’Allemagne
auprès du Vatican, le pape Benoît XVI déclare : «Toute
personne, homme ou femme, est destinée à exister pour les autres.
Une relation qui ne respecte pas l'égale dignité des hommes et des
femmes constitue un
grave crime contre l'humanité.
Il
est temps de faire un effort vigoureux pour endiguer la prostitution,
ainsi
que la diffusion généralisée de matériel à caractère
pornographique, également sur Internet » .
Non
seulement les commentateurs allemands réagirent unanimement
en associant cette déclaration avec le récent scandale autour de la
publication par la société d’édition « Weltbild »,
propriété de l’épiscopat allemand, de plusieurs milliers
d’ouvrage de pornographie. Mais surtout aucun ne citèrent la
déclaration complète du pape, escamotant la condamnation de la
prostitution comme un crime contre l’humanité. Or le pape
s’adressait au représentant de la république fédérale allemande
pour condamner clairement et fermement le système prostitutionnel en
tant que tel. En effet, comme s’en étonnent certains internautes
allemands dans les commentaires d’articles,
si le pape voulait régler une situation interne à l’Eglise
allemande, il aurait pu intervenir par d’autres voies, par le nonce
apostolique notamment. S’il s’adresse à l’ambassadeur
d’Allemagne, c’est bien qu’il compte attirer l’attention de
la société allemande entière sur le phénomène prostitutionnel en
son sein. Cette déclaration papale et les (non-)réactions qu’elle
a suscitée dans la presse allemande induisent à faire deux
observations : d’une part la surdité manifeste de la presse
allemande à l’interpellation du pape à propos de la prostitution
illustre l’absence de (/la faiblesse du) débat sur cette questiondans la société allemande;
d’autre part la prise de position de Benoît XVI vis-à-vis de la
prostitution est novatrice dans sa fermeté, elle la définit comme
un crime contre l’humanité, mais elle s’inscrit dans une
tradition qu’il n’est pas inutile de rappeler :
La
prostitution dans la Bible
La
source de l’enseignement de l’Eglise sont bien entendu les
Ecritures, à commencer par les Evangiles. Deux versants d’une même
attitude vis-à-vis de la prostitution et des personnes prostituées
si détachent clairement : d’une part l’accueil aimant des
personnes prostituées et d’autres part la condamnation sans
concession de la prostitution en tant que système.
L’accueil
aimant de Jésus.
L’attitude
de Jésus-Christ envers de nombreuses femmes suspectées de
« mauvaises vies » par leurs contemporains montrent
l’exemple. Que cela soit « la pécheresse »
(Lc 7,36-50), la « samaritaine » (Jean 4,5-53), Marie de
Magdala (Lc8,2 ; Mc 16,1-11) ou la femme adultère (Jn8,1-11),
Jésus agit toujours de même : accueil, écoute, soulagement
spirituel et matériel de la détresse. Les hommes de pouvoir qui
réprouvent l’attitude de Jésus sont régulièrement renvoyés à
leurs propres péchés, qui souvent sont la cause même de la
situation de ces femmes. Plus encore Jésus donne certaines personnes
prostituées en modèle de la foi : celles qui ont cru en Jean
le Baptiste « précèdent [les prêtres du Temple de Jérusalem]
dans le Royaume » (Mt 21,31-32).
La
tradition prophétique : l’idolâtrie est comme un
prostitution.
Dans
le même temps Jésus s’inscrit pleinement dans la tradition
biblique qui condamne à la fois prostitution et idolâtrie, l’une
et l’autre devenant métaphore réciproque. La prostitution
constitue la perversion de la relation d’amour entre femme et homme
et l’idolâtrie celle de la relation entre l’humanité et Dieu.
Peu avant de donner les personnes prostituées en modèle de foi,
Jésus chassa les vendeurs du Temple, citant les imprécations du
prophète Jérémie (Mt 21,12-13). L’argent ne saurait être mêlé
au sacré, de même qu’il ne saurait l’être avec la sexualité.
Osée, l’un des plus anciens prophètes de l’Ancien Testament, a
vécu dans sa chair cette geste condamnant le système
prostitutionnel tout en accueillant la personne prostituée. Il en
épousa une, Gomer. Des obstacles que la prostitution opposa à leur
amour, il en tira un enseignement pour le peuple lecteur de la
Bible : comment l’idolâtrie fausse le juste culte à Dieu.
Dans la tradition ouverte par Osée, traitant l’idolâtrie de
prostitution et comparant la relation entre Dieu et l’humanité
avec une relation d’amour, on trouve les prophètes Amos, Isaïe et
Ezéchiel. On trouve aussi le magnifique chant des
deux amoureux du Cantique des cantiques, que les traditions juives et
chrétiennes ont lu comme l’amour mystique entre Dieu et
l’humanité. Le Cantique se termine par une condamnation de la
tentation de payer pour de l’amour : « Si quelqu’un
donnait tout l’avoir de sa maison en échange de l’amour, à coup
sûr on le mépriserait » (Ct 8,7). Le théologien Josef
Ratzinger s'inscrit entièrement dans cette tradition biblique pour
fonder sa théologie du mariage.
Les
personnes prostituées, figures de l’Eglise.
Cependant
la Bible est aussi le témoignage littéraire
de sociétés successives du Proche-Orient antique. Elle témoigne
donc aussi de l’ancienneté de l’existence de la prostitution.
Dans la Genèse, Tamar se déguise en prostituée pour obtenir une
descendance de la part de son beau-père, qui la lui refusait malgré
la loi de l’époque (Gn38). Cet épisode illustrerait la
précarisation de la condition des femmes au tournant du néolithique,
manifestée par l’apparition de la prostitution.
Dans le livre de Josué, c’est une prostituée, Rahab, qui donne la
victoire aux armées de Josué en infiltrant des espions dans
Jéricho. Elle et sa famille sera la seule survivante du massacre et
ils seront incorporés aux tribus hébraïques (Js 2). Tamar comme
Rahab font partie des quatre seules femmes citées dans la généalogie
de Jésus par Matthieu (Mt1). Les pères de l’Eglise vont utiliser
la figure de Rahab comme allégorie de l’Eglise naissante :
elle ne fait pas partie du peuple juif, elle est issue du paganisme
(elle est prostituée) mais sa foi a permis la victoire de Jésus (en
hébreux Josué et Jésus sont homonymes). Pour Origène, Rahab
représente « cette Eglise du Christ qui s'est recruté parmi
les pécheurs et les reçoit comme au sortir de la prostitution ».
A sa suite Ambroise de Milan nommera l’Eglise « prostituée
chaste » (casta meretrix).
Urs von Balthasar, théologien du XXe siècle, reprendra cette
expression pour fonder son ecclésiologie.
La
prostitution et les chrétiens dans l'histoire
Augustin,
ce qu’il n’a pas dit et ce qu’il a vraiment dit de la
prostitution.
Il
est courant d’entendre dire que Saint-Augustin, parmi les pères de
l’Eglise, justifia le recours à la prostitution, par une citation
particulièrement ignoble : « Il
[Augustin] dit que la femme publique est dans la société ce que la
sentine est dans la mer et le cloaque dans le palais. Retranche le
cloaque et tout le palais sera infecté."
Or Charles Chauvin a montré que cette citation rapportée par
Ptolémée de Lucque au XIIIe siècle ne se trouve nulle part dans
les œuvres connues d’Augustin.
On ne trouve qu’une citation au sens proche, mais moins injurieux,
dans un traité de philosophie écrit par le jeune Augustin, avant sa
conversion au christianisme, alors qu’il était manichéen.
Au contraire, une fois devenu évêque, Augustin enjoindra les hommes
chrétiens à ne pas être clients de la prostitution lors des fêtes
données dans la ville de Bulla. A cette occasion, il rappela que
Jésus affirma que les personnes prostituées « nous précèdent
au Royaume des cieux ».
Prohibitions
et réglementations en chrétientés
Or
cette seconde citation d’Augustin fut oubliée par les théologiens
du Moyen-Âge pour ne retenir que le pseudo-Augustin qui compare les
personnes prostituées à un cloaque. Concrètement cela va conduire
à une succession de régimes prohibitionnistes, condamnant et
réprimant les personnes prostituées, et plus ou moins les clients
et les proxénètes, et de régimes réglementaristes, méprisant et
humiliant les personnes prostituées, mais tolérant complaisamment
clients et proxénètes. On cite souvent l'ordonnance de 1256 de
Saint-Louis. Elle serait le modèle des réglementations médiévales
reléguant la prostitution hors les murs des villes. Cependant
Saint-Louis souhaita d'abord interdire strictement la prostitution
par l'ordonnance de 1254, qui prévoyait des châtiments corporels
sévères contre les « ribaudes » et leurs protecteurs.
Justinien avant lui, parmi les premiers empereurs chrétiens, décida
en 535 la fermeture des lieux de prostitution dans Byzance et le
bannissement des proxénètes. Apparemment selon le conseil de son
épouse Théodora, peut être elle-même une ancienne courtisane.
Cette mesure ne dura cependant que 20 ans, Justinien permettant le
retour des souteneurs 8 ans après la mort de Thédora.
L’Église
tolère la prostitution comme un « moindre mal ».
S’appuyant
sur la fausse citation de Saint-Augustin et la doctrine
du moindre mal de Thomas d'Aquin, les moralistes catholiques vont
justifier la tolérance de la prostitution à partir du XIVe siècle.
Cette doctrine de la prostitution comme un moindre mal, quoiqu'en
contradiction manifeste avec les sources du christianisme, va
prévaloir jusque au début du XXe siècle au sein de l’Eglise
catholique, et dans la mentalité des sociétés chrétiennes
d’Europe occidentale. On voit à quel point cette mentalité va
être reconduite, quoique sécularisée, dans la réglementation de
la prostitution « à la française » du XIXe siècle.
Parent-Duchâtelet comparant les personnes prostituées aux égoûts.
Les
résistances évangéliques à la prostitution en chrétienté.
Pourtant
des chrétiens ne cesseront de résister contre ces attitudes
anti-évangéliques quant à la prostitution. Ignace de Loyola fonda
à Rome en 1542 la maison Sainte-Marthe pour accueillir les personnes
prostituées, en leur donnant le choix du type de vie qu'elles
souhaitaient. Le vieil Ignace arpentait les rues de Rome pour aller à
la rencontre des courtisanes et leur proposer de rejoindre sa
fondation.
Alphonse de Ligori de son côté fut un des rares moralistes à
condamner fermement les clients de la prostitution. Tout au long du
Moyen-Âge et sous l'Ancien Régime, des initiatives régulières
vont être prises pour donner aux personnes prostituées un accueil
et une possibilité de trouver une alternative à la prostitution,
même si l'alternative, contrairement à la maison Sainte-Marthe
d'Ignace de Loyola, était souvent réduite à une vie austère et
recluse : couvents de repenties ou de Madeleines, le Bon
Pasteur...
Retour
aux principes évangéliques : l'abolitionnisme chrétien.
La
fondatrice moderne de l’abolitionnisme, Josephine Butler, est
pleinement issue du protestantisme anglican. L’abolitionnisme va
ensuite trouver un écho militant dans les milieux du catholicisme
social de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. A tel
point qu’au moment de Aggiornamento de l’Église que constitua le
concile Vatican II, la prostitution en tant que système sera
clairement condamnée. Le Nid a été fondé par le père Talvas avec
des militants du catholicisme social. L’Église catholique
française est acquise à différents niveaux au double principe de
l’accueil charitable des personnes prostituées et de la
condamnation du système prostitutionnel. De nombreux diocèses
soutiennent matériellement et spirituellement le Mouvement du Nid,
laquelle association fait partie du Comité Catholique contre la Faim
et pour le Développement.
Récemment la conférence des évêques de France (CEF) réagissait à
l’augmentation brutale de la prostitution et de la traite en
provenance d’Europe orientale au cours des années 1990 par une
condamnation ferme du système prostitutionnel :
“Il s'agit, en réalité, de savoir si l'être
humain peut être objet de commerce. La prostitution est une atteinte
à la dignité des personnes: elle exprime un mépris du corps et
rabaisse la relation sexuelle au niveau
d'un marché. (…) La prostitution est un refus du projet divin à
l'égard de toute personne humaine et donc, au regard de la foi, elle
relève de l'ordre du péché, tant personnel que collectif.”
En conséquence la CEF encourage
vivement les catholiques et les communautés chrétiennes à
s’engager en faveur de l’abolition de la prostitution :
“Répondre à la situation alarmante du phénomène de la
prostitution, s'engager auprès de ceux et de celles qui s'opposent à
toutes les formes de sa banalisation, défendre le respect de toute
personne parce qu'elle est une créature aimée de Dieu, sauvée par
le Christ: cette tâche incombe aujourd’hui en France à toutes les
communautés chrétiennes.”
Peut être influencée par les travaux de Charles
Chauvin, la déclaration des évêques reprend sa conclusion: “Le
19e siècle a vu la fin de l'esclavage. Le 20e sera reconnu comme
celui où la peine de mort a été abolie dans la plupart des pays du
monde. Le 21e sera, si nous le décidons, celui de l'éradication
progressive de l'exploitation sexuelle.”
La
récente déclaration du pape Benoît XVI est donc à situer dans la
continuité de cette
longue tradition biblique et chrétienne: condamnation de la
prostitution au nom de la dignité des personnes. Plusieurs siècles
de « chrétienté » où la prostitution était tolérée
comme un moindre mal et où les personnes prostituées ont été
particulièrement humiliées, à l’instar de toutes les femmes
accusées par une théologie misogyne obsédée par la pureté
sexuelle, laisse au christianisme contemporain un lourd héritage
dans les mentalités comme dans les faits. Beaucoup trop parmi les
chrétiens partagent ces opinions anti-évangéliques, comme le
montre la surdité des allemands, y compris des catholiques
allemands, quant à la condamnation par le pape du système
prostitutionnel dans leur pays comme un « crime contre
l’humanité ».
Chronologie.
VIIIe
siècle av. JC : Osée, prophète dans le Royaume du Nord,
épouse une femme prostituée, Gomer, et dénonce toutes formes
d’idolâtrie comme une prostitution.
VIIe
siècle av. JC : rédaction du deutéronome, interdit de la
prostitution des femmes et des hommes en Israël. ("Il
n'y aura pas de courtisane sacrée parmi les filles d'Israël; il
n'y aura pas de prostitué sacré parmi les fils d'Israël. Tu
n'apporteras jamais dans la maison du SEIGNEUR ton Dieu, pour une
offrande votive, le gain d'une prostituée ou le salaire d'un
"chien", car, aussi bien l'un que l'autre, ils sont
abomination pour le SEIGNEUR ton Dieu."Dt.23 ;18-19)
Temps
évangéliques : on compte parmi les disciples de Jean le
Baptiste des personnes prostituées. Jésus les montre comme exemple
de la foi (Mt 21,31-32)
IIIe
siècle ap. JC : Origène voit en Rahab une allégorie de
l’Eglise.
IVe
siècle ap. JC : Ambroise de Milan parle de l’Eglise comme
d’une prostituée chaste (casta meretrix).
535 :
fermeture des lieux de prostitution dans Byzance par Justinien. Les
personnes prostituées sont récluses dans des conditions indignes.
1254 :
interdiction de la prostitution dans le Royaume de France par
Saint-Louis. Des châtiments corporels sont prévus pour les
personnes prostituées et les proxénètes.
1256 :
réglementation de Saint-Louis. La prostitution est tolérée hors
les murs des villes, et à distance des lieux de pèlerinage et
cimetierre.
1542 :
Fondation de la Maison Sainte-Marthe à Rome par Saint-Ignace de
Loyola. Les personnes prostituées sont accueillies dans le respect
de leur choix de vie. Ignace va à leur rencontre dans les rues de
Rome.
1886 :
Joséphine Butler obtient du gouvernement britannique l’abandon de
la réglementation de la prostitution « à la française ».
Première victoire de l’abolitionnisme moderne.
1937 :
rencontre entre Germaine Campion et le père André-Marie Talvas à
l’origine du Mouvement du Nid, de l’Amicale du Nid et du
Mouvement Vie Libre.
8
décembre 1949 : promulgation de la constitution pastorale
« Gaudium et Spes » condamnant la prostitution parmi les
« offenses à la dignité humaine » que les chrétiens
doivent combattre.
1975 :
occupation d’églises dans plusieurs villes de France par un
mouvement de personnes prostituées contre le harcèlement policier,
avec le soutien de militants catholiques (notamment du Nid).
2000 :
Déclaration des évêques de France.
- 2003: document de la commission sociale des évêques de France "Violence envers les femmes", paragraphe 7 à 13
-
2011 :
Benoît XVI déclare à l’ambassadeur d’Allemagne que la
prostitution est « un crime contre l’humanité ».