mercredi 28 novembre 2012

Légalisation de la prostitution et légalisation du cannabis ; même combat ?

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Souvent dans les débats en cours autour de l'abolition de la prostitution, la comparaison est faite avec la question de la légalisation du cannabis. Soit pour dire que la légalisation est souhaitable dans les deux cas, soit qu'elle présenterait des effets délétères analogues pour les deux situations.
Je voudrais montrer ici que les deux enjeux ne sont pas analogues. Ni en ce qui concerne l'effet de la légalisation sur les réseaux criminels, ni en ce qui concerne les raisons morales portant à souhaiter la disparition des deux phénomènes pour nos sociétés, ni en ce qui concerne les causes profondes des deux réalités.

En général, l'analogie est faite à cause des réseaux criminels qui profitent de l'un comme de l'autre trafic. Les partisans de la légalisation du cannabis comme de la prostitution arguent que faire disparaître l'illégalité dans le trafic ferait perdre leurs gains aux réseaux criminels. Ceux qui continueraient à transporter et vendre du cannabis, comme ceux qui recruteraient les personnes prostituées et organiseraient leurs rencontres avec les clients pourront faire ces activités au grand jour. Ils paieraient des impôts. Les autorités pourraient avoir alors un suivi sur la qualité des marchandises, dans le cas du cannabis, sur les bonnes conditions de « travail » pour les personnes prostituées. Or il y a des différences profondes entre l'organisation de la vente du cannabis et l'organisation de la prostitution. Et pour conséquence de ces différences, légaliser dans le cas de la vente du cannabis rend effectivement l'intermédiaire de réseaux criminels inutile, tandis que légaliser l'organisation de la prostitution non seulement ne rend pas inutile l'intermédiaire nécessaire des réseaux criminels, mais aussi provoque un changement des mentalités qui favorise le développement d'encore plus d'activités illégales et criminelles. En effet, dans le cas du cannabis, pour organiser le marché, il suffit d'avoir un producteur, un transporteur et un réseau de distribution. Si tout ces acteurs sont légaux, ils sont strictement comparables à leurs homologues du marché des alcools. On peut avoir de la délinquance, comme ceux qui trichent avec le fisc, mais la criminalité n'est pas consubstantielle du marché. Pour ce qui est de la prostitution, il faut trouver à recruter des personnes disposées à accepter des relations sexuelles tarifées. Il s'agit de personne qui ont une vision d'elles-mêmes telle que leur sexualité ne relève pas, ou plus, de l'intime, d'un mode de relation exclusif, ou en tout cas d'un désir partagé avec autrui. Pour arriver à une telle conception de la sexualité, il y a il me semble trois moyens. Le plus brutal est d'obliger par la force une personne à la prostitution. La majorité des personnes prostituées dans le monde y ont été conduit par ce moyen. Le second est de repérer une personne dont l'estime de soi a été suffisamment blessée par l'existence, par un viol ou par du harcèlement par exemple. Ces personnes sont facilement manipulables pour leur faire accepter que mettre leur sexualité à disposition du tout venant vaut bien salaire, pour quelqu'un dont elles seraient amoureuses, pour leurs enfants, pour leur famille, pour la jouissance de disposer de beaucoup d'argent... Enfin il y a le moyen de mettre en cause profondément les référents culturels d'une société : élever les enfants dans la certitude d'évidence que la sexualité est un mode de relation sociale qui n'est pas gratuit, par lequel se médiatise le pouvoir et la domination entre les individus. Pour se faire il suffit de promouvoir la pornographie, en particulier dans la publicité, la mode et les jeux médiatiques. Pour les deux premiers moyens d'obtenir le « consentement » de personnes à la prostitution, il est nécessaire d'avoir des réseaux mafieux, y compris si la prostitution est légalisée. En effet, pour toutes les cultures humaines à ma connaissance la sexualité relève d'un domaine de l'existence particulier, qui relève en quelque sorte du sacré. Dans une société qui a atteint un haut niveau d'éducation et où les femmes tendent à avoir le même niveau d'autonomie que les hommes, il n'y a pas beaucoup de personnes disposées à se prostituer. Il faut alors « susciter des vocations » ; soit en disposant d'un réseau d'individu sans altruisme mais doué pour repérer les personnes fragiles et manipulables, ce sont les « julot-casse-croute » des années 1960 en France, et actuellement les « Lover Boys » qui se multiplient en Allemagne et au Pays-Bas, qui séduisent des jeunes femmes ou des jeunes hommes fragiles puis les mènent à la prostitution ; soit en « important » des personnes qui ont connu toutes sortes de violences. Dans les faits nous constatons que la légalisation de la prostitution en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suisse, loin de faire disparaître les réseaux criminels les a favorisé, voire a exacerbé la concurrence favorisant finalement les réseaux les plus violents, « Fallen Angel » en Allemagne du Nord, mafia russe aux Pays-Bas. Le nombre de personnes victimes de la traites en direction de ces pays a explosé, souvent multiplié par dix, depuis ces légalisations il y a plus d'une décennie. L'organisation de prostitution illégale comme la prostitution infantile et pédocriminelle n'a pas non plus disparu avec la légalisation de la prostitution « normale et légale », mais a progressé en parallèle. Pendant ce temps-là, la légalisation du cannabis n'a pas conduit à ce que je sache à des augmentations des réseaux illégaux, non plus que la fin de la prohibition aux Etats-Unis. Cependant les réseaux criminels ont pu avant la légalisation dans ces deux cas retirer d'important revenus qu'ils ont pu réinvestir dans d'autres activités illégales, dont la prostitution...

Ceux qui comparent légalisation du cannabis et celle de la prostitution, pour souhaiter dans un cas comme dans l'autre leur prohibition, se basent sur des enjeux moraux. Le cannabis provoquerait la déchéance de ses consommateurs, et la prostitution serait une atteinte aux bonnes mœurs. Pour ma part, je ne milite pas pour l'abolition de la prostitution pour des raisons de morales sexuelles, mais parce qu'elle est contraire à la dignité de la personne humaine. Souvent celles-et-ceux qui prennent position pour des raisons de morale accablent les personnes prostituées, et sont favorables à la prohibition de la prostitution, c'est à dire à la pénalisation des personnes prostituées. Pour moi, il faut abolir la prostitution, c'est à dire abolir toutes organisations de la prostitution en criminalisant les proxénètes et les clients-prostitueurs parce que obliger une relation sexuelle sans le désir d'autrui, y compris au moyen d'argent, est une violence. Quand bien même le cannabis aurait des effets délétères sur ses consommateurs (mais ce n'est pas le sujet ici de juger des conséquences de la consommation du cannabis), celui qui paye n'exerce aucune violence sur autrui. C'est en cela que l'interdiction du recours à la prostitution n'est pas comparable avec l'interdiction de l'achat de cannabis. Le client-prostitueur exerce une violence sur une personne prostituée. Par son acte de payer pour du sexe, non seulement il impose un rapport sexuel non désiré dans le moment, mais aussi il justifie l'organisation d'un marché qui nécessite de trafiquer des millions de femmes et d'enfant depuis des pays plus pauvres. Dans le cas du cannabis, se pose la question de la violence que s'impose le consommateur à lui même, s'il consomme dans une logique d'autodestruction. Cette problématique est entière, et pourrait justifier une interdiction de la vente. Mais ce ne serait pas pour les mêmes raisons que l'abolition de la prostitution par la pénalisation du client.

On pourrait me répondre que les deux marchés existent parce qu'ils répondent à des demandes. Un point de vue « libéral » retrouverait l'analogie entre consommation de cannabis et clientélisme de la prostitution en accusant la prohibition dans les deux cas d'attitude moraliste et répressive, condamnée à l'échec puisque la demande correspond à un « besoin » propre de l'humain. Tandis que le point de vie « réactionnaire » voudrait interdire l'un comme l'autre pour modeler les mentalités par la force normative de la loi. Dans le cas de l'abolition, j'adhère à ce que j'appelle le point de vue réactionnaire. La loi peut changer les mentalités. Tout comme l'absence de loi et la tolérance généralisée d'une société. La possibilité de la prostitution est un symbole fort dans une société sur le statut de la personne et de sa sexualité, en particulier dans un contexte d'inégalité entre les genres. Vite dit, dès qu'une femme est prostituée, toute femme est potentiellement une pute à disposition de la sexualité prédatrice des hommes de pouvoir. On comprend bien comment cela marche en imaginant un petit garçon grandissant dans une ville, passant tout les jours devant une maison close où les tarifs des passes sont affichés. Ne sera t-il pas encouragé à considérer qu'il peut obtenir un rapport sexuel contre de l'argent, à ne pas se poser la question des mystères de la rencontre amoureuse, de se découvrir faible et pourtant fort dans la rencontre intime de l'autre ?... Et de même une jeune fille qui grandirait voyant tout les matins sur le trajet de son école des femmes, parfois pas beaucoup plus âgées qu'elle, livrées en pâture aux hommes qui veulent bien payer, ne se dira t-elle pas qu'après tout avec les garçons, il faut assouvir des « besoins irrépressibles », et si on veut les garder il faut bien faire « quelques sacrifices », plutôt que d'exiger une réelle rencontre avec l'autre, une rencontre qui a la patience de dire non et d'entendre le non de l'autre pour mieux accueillir des oui authentiques ?... La prostitution non seulement encourage la prostitution, mais participe à une forme particulière de société où certains, en général les femmes, les minorités, les pauvres, sont à disposition, y compris sexuellement, des forts. Tolérer la prostitution, c'est provoquer toujours plus de prostitution. C'est risquer même qu'il devienne inconcevable que l'amour puisse être gratuit. Entendez déjà les opposants à l'abolition moquant cela. Tandis que le besoin de psychotrope relève de fragilités psychologiques qui n'interfèrent pas avec l'interdiction ou non de la vente des psychotropes. Tandis que le fait de présenter les femmes comme des marchandises encourage au recours à la prostitution, le fait que des psychotropes soient disponibles ne rend pas plus ou moins addictible. Au contraire, il semblerait qu'un usage socialisé des drogues permettrait d'éviter de basculer dans des addictions pathologiques. Ce que nos sociétés connaissent bien avec l'alcool. Interdire un psychotrope rendrait d'ailleurs sa consommation dans un cadre convivial et socialisé plus difficile, et serait en quelque sorte contre productive si son objectif est d'éviter des situations de dépendances pathologiques et destructrices pour l'individu.

En conclusion, les débats sur la pénalisation ou non du cannabis et sur celle de la prostitution ne sont pas comparables. Arriver à une conclusion pour l'un des cas ne préjuge pas de ce qu'on a à conclure pour l'autre. 1) La légalisation du cannabis priverait effectivement les réseaux criminels d'une source de revenu, à l'instar de la fin de la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis, tandis que la légalisation de la prostitution ne fait qu'encourager plus de trafic encore, comme on le voit au cours de cette dernière décennie en Allemagne et aux Pays-Bas qui ont légalisé, tandis qu'en Suède qui a pénalisé les clients, la prostitution a diminué de moitié et la proportion de personnes, y compris parmi les hommes, qui condamnent le recours à la prostitution a augmenté. 2) ce n'est pas pour les mêmes enjeux moraux qu'on pourrait être amené à souhaiter l'absence de consommation de drogue ou l'absence de prostitution. Pour la drogue, il s'agit de l'autodestruction du consommateur que l'on veut éviter, tandis que le trafic strict de la drogue peut se concevoir comme le trafic de toutes marchandises. Pour la prostitution, être client détruit avant tout la personne prostituée. De plus favoriser le proxénétisme et la traite conduit à des trafics mondiaux qui ont besoin de recourir à la violence, au chantage et à l’enlèvement de personne. 3) Enfin la prostitution alimente per se le besoin de recourir à la prostitution : il alimente une vision de la femme qui encourage les hommes à devenir client et favorise chez les femmes une mauvaise estime d'elles-mêmes. Une loi de pénalisation des clients peut avoir ici un rôle normatif qui change les mentalités. Tandis que le besoin auquel répond le recours aux psychotrope semble être provoqué par des fragilités psychologiques, souvent du à la biographie, qui ne sont pas amplifiée par la disponibilité ou non du psychotrope sur le marché. D'ailleurs notre pays qui prohibe le cannabis met à disposition de tout un chacun un grand nombre d'autres psychotropes légaux, depuis les médicaments jusqu'à l'alcool ou le tabac...

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