Souvent dans les débats en cours
autour de l'abolition de la prostitution, la comparaison est faite
avec la question de la légalisation du cannabis. Soit pour dire que
la légalisation est souhaitable dans les deux cas, soit qu'elle
présenterait des effets délétères analogues pour les deux
situations.
Je voudrais montrer ici que les deux
enjeux ne sont pas analogues. Ni en ce qui concerne l'effet de la
légalisation sur les réseaux criminels, ni en ce qui concerne les
raisons morales portant à souhaiter la disparition des deux
phénomènes pour nos sociétés, ni en ce qui concerne les causes
profondes des deux réalités.
En général, l'analogie est faite à
cause des réseaux criminels qui profitent de l'un comme de l'autre
trafic. Les partisans de la légalisation du cannabis comme de la
prostitution arguent que faire disparaître l'illégalité dans le
trafic ferait perdre leurs gains aux réseaux criminels. Ceux qui
continueraient à transporter et vendre du cannabis, comme ceux qui
recruteraient les personnes prostituées et organiseraient leurs
rencontres avec les clients pourront faire ces activités au grand
jour. Ils paieraient des impôts. Les autorités pourraient avoir
alors un suivi sur la qualité des marchandises, dans le cas du
cannabis, sur les bonnes conditions de « travail » pour
les personnes prostituées. Or il y a des différences profondes
entre l'organisation de la vente du cannabis et l'organisation de la
prostitution. Et pour conséquence de ces différences, légaliser
dans le cas de la vente du cannabis rend effectivement
l'intermédiaire de réseaux criminels inutile, tandis que légaliser
l'organisation de la prostitution non seulement ne rend pas inutile
l'intermédiaire nécessaire des réseaux criminels, mais aussi
provoque un changement des mentalités qui favorise le développement
d'encore plus d'activités illégales et criminelles. En effet, dans
le cas du cannabis, pour organiser le marché, il suffit d'avoir un
producteur, un transporteur et un réseau de distribution. Si tout
ces acteurs sont légaux, ils sont strictement comparables à leurs
homologues du marché des alcools. On peut avoir de la délinquance,
comme ceux qui trichent avec le fisc, mais la criminalité n'est pas
consubstantielle du marché. Pour ce qui est de la prostitution, il
faut trouver à recruter des personnes disposées à accepter des
relations sexuelles tarifées. Il s'agit de personne qui ont une
vision d'elles-mêmes telle que leur sexualité ne relève pas, ou
plus, de l'intime, d'un mode de relation exclusif, ou en tout cas
d'un désir partagé avec autrui. Pour arriver à une telle
conception de la sexualité, il y a il me semble trois moyens. Le
plus brutal est d'obliger par la force une personne à la
prostitution. La majorité des personnes prostituées dans le monde y
ont été conduit par ce moyen. Le second est de repérer une
personne dont l'estime de soi a été suffisamment blessée par
l'existence, par un viol ou par du harcèlement par exemple. Ces
personnes sont facilement manipulables pour leur faire accepter que
mettre leur sexualité à disposition du tout venant vaut bien
salaire, pour quelqu'un dont elles seraient amoureuses, pour leurs
enfants, pour leur famille, pour la jouissance de disposer de
beaucoup d'argent... Enfin il y a le moyen de mettre en cause
profondément les référents culturels d'une société : élever
les enfants dans la certitude d'évidence que la sexualité est un
mode de relation sociale qui n'est pas gratuit, par lequel se
médiatise le pouvoir et la domination entre les individus. Pour se
faire il suffit de promouvoir la pornographie, en particulier dans la
publicité, la mode et les jeux médiatiques. Pour les deux premiers
moyens d'obtenir le « consentement » de personnes à la
prostitution, il est nécessaire d'avoir des réseaux mafieux, y
compris si la prostitution est légalisée. En effet, pour toutes les
cultures humaines à ma connaissance la sexualité relève d'un
domaine de l'existence particulier, qui relève en quelque sorte du
sacré. Dans une société qui a atteint un haut niveau d'éducation
et où les femmes tendent à avoir le même niveau d'autonomie que
les hommes, il n'y a pas beaucoup de personnes disposées à se
prostituer. Il faut alors « susciter des vocations » ;
soit en disposant d'un réseau d'individu sans altruisme mais doué
pour repérer les personnes fragiles et manipulables, ce sont les
« julot-casse-croute » des années 1960 en France, et
actuellement les « Lover Boys » qui se multiplient en
Allemagne et au Pays-Bas, qui séduisent des jeunes femmes ou des
jeunes hommes fragiles puis les mènent à la prostitution ;
soit en « important » des personnes qui ont connu toutes
sortes de violences. Dans les faits nous constatons que la
légalisation de la prostitution en Allemagne, aux Pays-Bas et en
Suisse, loin de faire disparaître les réseaux criminels les a
favorisé, voire a exacerbé la concurrence favorisant finalement les
réseaux les plus violents, « Fallen Angel » en Allemagne
du Nord, mafia russe aux Pays-Bas. Le nombre de personnes victimes de
la traites en direction de ces pays a explosé, souvent multiplié
par dix, depuis ces légalisations il y a plus d'une décennie.
L'organisation de prostitution illégale comme la prostitution
infantile et pédocriminelle n'a pas non plus disparu avec la
légalisation de la prostitution « normale et légale »,
mais a progressé en parallèle. Pendant ce temps-là, la
légalisation du cannabis n'a pas conduit à ce que je sache à des
augmentations des réseaux illégaux, non plus que la fin de la
prohibition aux Etats-Unis. Cependant les réseaux criminels ont pu
avant la légalisation dans ces deux cas retirer d'important revenus
qu'ils ont pu réinvestir dans d'autres activités illégales, dont
la prostitution...
Ceux qui comparent légalisation du
cannabis et celle de la prostitution, pour souhaiter dans un cas
comme dans l'autre leur prohibition, se basent sur des enjeux moraux.
Le cannabis provoquerait la déchéance de ses consommateurs, et la
prostitution serait une atteinte aux bonnes mœurs. Pour ma part, je
ne milite pas pour l'abolition de la prostitution pour des raisons de
morales sexuelles, mais parce qu'elle est contraire à la dignité de
la personne humaine. Souvent celles-et-ceux qui prennent position
pour des raisons de morale accablent les personnes prostituées, et
sont favorables à la prohibition de la prostitution, c'est à dire à
la pénalisation des personnes prostituées. Pour moi, il faut abolir
la prostitution, c'est à dire abolir toutes organisations de la
prostitution en criminalisant les proxénètes et les
clients-prostitueurs parce que obliger une relation sexuelle sans le
désir d'autrui, y compris au moyen d'argent, est une violence. Quand
bien même le cannabis aurait des effets délétères sur ses
consommateurs (mais ce n'est pas le sujet ici de juger des
conséquences de la consommation du cannabis), celui qui paye
n'exerce aucune violence sur autrui. C'est en cela que l'interdiction
du recours à la prostitution n'est pas comparable avec
l'interdiction de l'achat de cannabis. Le client-prostitueur exerce
une violence sur une personne prostituée. Par son acte de payer pour
du sexe, non seulement il impose un rapport sexuel non désiré dans
le moment, mais aussi il justifie l'organisation d'un marché qui
nécessite de trafiquer des millions de femmes et d'enfant depuis des
pays plus pauvres. Dans le cas du cannabis, se pose la question de la
violence que s'impose le consommateur à lui même, s'il consomme
dans une logique d'autodestruction. Cette problématique est entière,
et pourrait justifier une interdiction de la vente. Mais ce ne serait
pas pour les mêmes raisons que l'abolition de la prostitution par la
pénalisation du client.
On pourrait me répondre que les deux
marchés existent parce qu'ils répondent à des demandes. Un point
de vue « libéral » retrouverait l'analogie entre
consommation de cannabis et clientélisme de la prostitution en
accusant la prohibition dans les deux cas d'attitude moraliste et
répressive, condamnée à l'échec puisque la demande correspond à
un « besoin » propre de l'humain. Tandis que le point de
vie « réactionnaire » voudrait interdire l'un comme
l'autre pour modeler les mentalités par la force normative de la
loi. Dans le cas de l'abolition, j'adhère à ce que j'appelle le
point de vue réactionnaire. La loi peut changer les mentalités.
Tout comme l'absence de loi et la tolérance généralisée d'une
société. La possibilité de la prostitution est un symbole fort
dans une société sur le statut de la personne et de sa sexualité,
en particulier dans un contexte d'inégalité entre les genres. Vite
dit, dès qu'une femme est prostituée, toute femme est
potentiellement une pute à disposition de la sexualité prédatrice
des hommes de pouvoir. On comprend bien comment cela marche en
imaginant un petit garçon grandissant dans une ville, passant tout
les jours devant une maison close où les tarifs des passes sont
affichés. Ne sera t-il pas encouragé à considérer qu'il peut
obtenir un rapport sexuel contre de l'argent, à ne pas se poser la
question des mystères de la rencontre amoureuse, de se découvrir
faible et pourtant fort dans la rencontre intime de l'autre ?...
Et de même une jeune fille qui grandirait voyant tout les matins sur
le trajet de son école des femmes, parfois pas beaucoup plus âgées
qu'elle, livrées en pâture aux hommes qui veulent bien payer, ne se
dira t-elle pas qu'après tout avec les garçons, il faut assouvir
des « besoins irrépressibles », et si on veut les garder
il faut bien faire « quelques sacrifices », plutôt que
d'exiger une réelle rencontre avec l'autre, une rencontre qui a la
patience de dire non et d'entendre le non de l'autre pour mieux
accueillir des oui authentiques ?... La prostitution non
seulement encourage la prostitution, mais participe à une forme
particulière de société où certains, en général les femmes, les
minorités, les pauvres, sont à disposition, y compris sexuellement,
des forts. Tolérer la prostitution, c'est provoquer toujours plus de
prostitution. C'est risquer même qu'il devienne inconcevable que
l'amour puisse être gratuit. Entendez déjà les opposants à
l'abolition moquant cela. Tandis que le besoin de psychotrope relève
de fragilités psychologiques qui n'interfèrent pas avec
l'interdiction ou non de la vente des psychotropes. Tandis que le
fait de présenter les femmes comme des marchandises encourage au
recours à la prostitution, le fait que des psychotropes soient
disponibles ne rend pas plus ou moins addictible. Au contraire, il
semblerait qu'un usage socialisé des drogues permettrait d'éviter
de basculer dans des addictions pathologiques. Ce que nos sociétés
connaissent bien avec l'alcool. Interdire un psychotrope rendrait
d'ailleurs sa consommation dans un cadre convivial et socialisé plus
difficile, et serait en quelque sorte contre productive si son
objectif est d'éviter des situations de dépendances pathologiques
et destructrices pour l'individu.
En conclusion, les débats sur la
pénalisation ou non du cannabis et sur celle de la prostitution ne
sont pas comparables. Arriver à une conclusion pour l'un des cas ne
préjuge pas de ce qu'on a à conclure pour l'autre. 1) La
légalisation du cannabis priverait effectivement les réseaux
criminels d'une source de revenu, à l'instar de la fin de la
prohibition de l'alcool aux Etats-Unis, tandis que la légalisation
de la prostitution ne fait qu'encourager plus de trafic encore, comme
on le voit au cours de cette dernière décennie en Allemagne et aux
Pays-Bas qui ont légalisé, tandis qu'en Suède qui a pénalisé les
clients, la prostitution a diminué de moitié et la proportion de
personnes, y compris parmi les hommes, qui condamnent le recours à
la prostitution a augmenté. 2) ce n'est pas pour les mêmes enjeux
moraux qu'on pourrait être amené à souhaiter l'absence de
consommation de drogue ou l'absence de prostitution. Pour la drogue,
il s'agit de l'autodestruction du consommateur que l'on veut éviter,
tandis que le trafic strict de la drogue peut se concevoir comme le
trafic de toutes marchandises. Pour la prostitution, être client
détruit avant tout la personne prostituée. De plus favoriser le
proxénétisme et la traite conduit à des trafics mondiaux qui ont
besoin de recourir à la violence, au chantage et à l’enlèvement
de personne. 3) Enfin la prostitution alimente per se le besoin de
recourir à la prostitution : il alimente une vision de la femme
qui encourage les hommes à devenir client et favorise chez les
femmes une mauvaise estime d'elles-mêmes. Une loi de pénalisation
des clients peut avoir ici un rôle normatif qui change les
mentalités. Tandis que le besoin auquel répond le recours aux
psychotrope semble être provoqué par des fragilités
psychologiques, souvent du à la biographie, qui ne sont pas
amplifiée par la disponibilité ou non du psychotrope sur le marché.
D'ailleurs notre pays qui prohibe le cannabis met à disposition de
tout un chacun un grand nombre d'autres psychotropes légaux, depuis
les médicaments jusqu'à l'alcool ou le tabac...
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