30 avril 2013,
Petit-déjeuner au
soleil devant la salle multi-sport. La fatigue se voit sur les visages des
marcheurs de la veille. La nuit ne leur a pas permit de tout à fait récupérer.
Les camarades d’Archena préparent le petit-déjeuner, puis des bocadillos avec
les restes de charcuterie de la veille, pour emporter.
La voiture aux
haut-parleurs arrive. El canto a la
libertad retentit à nouveau. Nous nous mettons en marche, direction la
mairie. Marco, qui est né et a grandit à Lyon avant de revenir se marier à
Murcia, rouspète : « il y a même pas un conseiller municipal
PSOE ». La mairie d’Archena est tenue par la droite, le PP, depuis 18 ans.
Sur 17 conseillers municipaux, 5 sont PSOE, et 1 IU, Antonio. Antonio était là
la veille pour accueillir la marche. Aujourd’hui, il est au travail.
Dans les rues,
comme hier, beaucoup nous applaudissent. Beaucoup aussi nous regardent de travers.
Marco continue de râler : « Ici, à Archena, il y a 2000 chômeurs
[sur 15 000 habitants], s’ils étaient là, à la marche, ça ferait une autre
impression… ». Je lui demande, d’après lui, où sont-ils ? Il ne sait
pas trop. Il n’a pas d’explication. Il me répète ce qui se disait à la réunion
de préparation : beaucoup sont au chômage, mais travaillent, au noir.
Devant la mairie,
Coi, l’organisateur de la marche, et Pépé, porte-parole du collectif d’accueil
sur Archena, font un discours. Sur la façade de la mairie, une immense
banderole demande « Agua para todos ! » (De l’eau pour tous). Il
s’agit d’une revendication de la province de Murcie, soutenue par le PP, pour
obtenir des volumes plus importants de transfert d’eau depuis le nord de
l’Espagne. Cette eau supplémentaire, à ce qu’on m’a dit, ne servira pas
vraiment à l’agriculture irriguée. Les manques que connait l’agriculture
seraient facilement résolus par la rénovation des canaux déjà existants pour
éviter les pertes. Mais il s’agit de permettre encore plus de tourisme de
masse, plus de piscines individuelles pour les résidences secondaires, et plus
de golf… Je me fais la remarque que cette municipalité PP revendique la
solidarité pour l’eau au niveau national et qu’on pourrait détourner ses mots
d’ordres et rajouter toute une liste sur la banderole : « Un logement
pour tous ! », « Un emploi digne pour tous ! »,
« de la lumière pour tous ! », « éducation pour
tous ! », etc. J’en fais part aux compagnons de marche. L’idée plait…
Nous quittons le
centre-ville d’Archena. Des nuages commencent à cacher le soleil. Nous
traversons le vieux pont métallique sur le Segura. Nous passons à travers un
quartier où ont été construites plusieurs écoles publiques. Les élèves et les
enseignants sont dehors dans la cours, et nous saluent avec force cris et
applaudissements. Le moment est très émouvant. Pépé me dira qu’il avait prévenu
les enseignants pour faire coïncider la récrée avec le passage de la marche. En
fait, nous avions un quart d’heure de retard, mais la récré, apparemment, a
duré un peu plus longtemps aujourd’hui…
Le dernier
quartier d’Archena que nous traversons est La Al Gaida, d’où vient
l’association de femmes qui avait préparé le repas de la veille. C’est jour de
marché dans ce quartier pauvre. Nous sommes applaudis.
Nous quittons
définitivement Archena. Nous traversons les huertas qui bordent le Segura. Les
citronniers sont en fleur. Mais la bonne odeur d’Azahar ne s’exprime pas
totalement. Les nuages couvrent le ciel maintenant. Le vent s’est levé. Et
quelques gouttes commencent à tomber. Quand nous traversons un petit hameau, la
pluie s’intensifie, le tonnerre gronde. Celles et ceux qui marchent depuis
Yecla sont bien équipés de poncho et d’imperméables. Ceux d’Archena, comme moi,
étaient partis en chemise. Des parapluies s’ouvrent et se distribuent. Mais la
pluie devient torrentielle. Nous nous protégeons encore sur quelques centaines
de mètre sous la banderole de la marche. Puis, surtout à cause du vent, tout le
monde cherche refuge dans le hameau. Avec les porteurs de la banderole, je me
retrouve le long d’un mur qui nous protège du vent. La dame qui habite là nous
invite à rentrer au sec chez elle. Elle sort toutes les serviettes éponges
qu’elle peut pour que nous nous séchions. Elle donne même le Tshirt de son fils
à un de nous qui était particulièrement mouillé.
L’orage passe.
Nous repartons sous les dernières gouttes, protégés par les sacs poubelles que
nous a donnés notre hôte d’une averse. Nous traversons Ceuti sous une petite
pluie avec seulement un petit arrêt devant la mairie. Quatre personnes nous
attendaient à l’entrée du village, et nous laissent à la sortie. Nous
retraversons le Segura et rentrons dans Lorqui. Marco recommence à
marmonner : « Lorqui, c’est la seule mairie PSOE du coin. On va voir
si le maire et l’équipe municipale va nous recevoir. » La place de la
mairie nous apparaît vide. Il pleut. Ici, c’est pire que du blizzard. Marco me
disait que, les jours de pluie, sa femme refusait d’envoyer leurs enfants à
l’école. Quand nous commençons à monter les marches de la mairie, un petit
homme avec un pull jaune sort. C’est le maire, me dit-on. Nous faisons une
photo avec lui en haut des marches, puis commence une discussion. Je ne
m’intéresse pas trop à ce qui se passe. Avec ce qui se dira par les uns et par
les autres, je crois que la mairie comptait nous laisser nous reposer dans les
sous-sols de la mairie, une sorte de garage pour les services techniques.
Finalement, nous entrons dans la salle d’honneur, celle prévue pour les
mariages. On est encore en train de monter les tables et les chaises des
sous-sols. Nous engloutissons les pique-niques préparés le matin à Archena en
buvant la bière et les sodas offerts par la mairie. C’est la pause. On se sèche
les pieds, on s’occupe des ampoules, on fait la sieste. Et on discute. Un homme
m’interpelle. « Qui es tu ? On m’a dit que tu viens de France ?
Tu fais partie d’une organisation politique ? » Je lui parle du Parti
de Gauche. Il s’appelle Franz. Il a vécu 10 ans en Allemagne, près de Bochum,
où il a travaillé pour Opel. De là-bas il luttait contre le régime de Franco au
sein du Parti Communiste Marxiste-Léniniste. Depuis la transition, le parti
s’est dissous. Franz continue de militer, mais sans faire partie d’aucun parti.
« Je suis libre ».
Secs et
requinqués nous prenons le chemin pour la notre destination : Molina. La
voiture-haut-parleur et el Canto a la Libertad cesse de nous suivre. Molina de
Segura est la quatrième ville de la province, avec 70 000 habitants. C’est une
ville ouvrière. Elle est entourée de zone industrielle. Assez rapidement nous
nous trouvons sur une deux-fois-deux-voies qui les traverse. Je discute avec
Tété. Il a fait partie d’organisation troskyiste. Maintenant il participe au
mouvement du 15M. Ce qui lui importe le plus, c’est la manifestation spontanée
des gens. Mais la moindre action collective suppose une organisation. Il voit
bien que la bureaucratie qu’il critique dans les organisations de gauche
traditionnelles, partis comme syndicats, ré-émerge à chaque fois qu’il y a un
collectif. Néanmoins, il constate une rupture partout entre les gens de la
base, et celles et ceux qui sont dans les directions des organisations. Alors
que la marche que nous sommes en train de faire représente beaucoup. Il
s’agirait d’un grand moment politique. Nous venons de recevoir des nouvelles de
la marche qui traverse le Nord –Est de la province, parallèle à la notre. Ils
sont plus nombreux que nous. Ils ont traversé Mula et Bullas où plusieurs
conserveries ont fermé. Ce soir, Cayo Lara, le porte-parole national d’IU, les
rejoindra. Je lui fais la remarque que me faisait Marco : « où
sont les 2000 chômeurs d’Archena ? ». Ils ne se considèrent pas comme
une quelconque avant-garde, ni aucun de celles et ceux qui marchent. Mais il
est là. Chacune et chacun qui marche compte. Les gens nous voient traverser les
villes et villages de l’arrière-pays de Murcia. Malgré la pluie. Pour le noyau
de 15 personnes qui cheminent depuis Yecla, cela fait plus de 80 km jusqu’à
Murcia. Ces gens qui nous voient savent que nous sommes là. Beaucoup nous
donnent des signes de solidarité : applaudissements, bras levés, coups de
klaxon, jusqu’aux pompiers qui enclenchent leur sirène quand ils nous croisent…
et bien sûr les collectifs qui à chaque
étape organisent l’accueil, offrent les repas… La vingtaine de personne qui
marche tout ce temps sont bien plus qu’une vingtaine. Et puis, même parmi
celles et ceux qui nous regardent aujourd’hui de travers, qui sait ce que la
démonstration de notre détermination provoquera chez eux, d’autant plus si la
situation continuant à se détériorer les impactera ?
Au fur et à
mesure de la marche, je suis identifié comme le « Francès » de la
marche. On me questionne sur ce qui se passe en France. Tous sont extrêmement
surpris par les manifestations contre le mariage pour tous. Ici, tout le monde
s’imaginait qu’en France, on ne s’opposerait pas si massivement à une telle
loi. Pour beaucoup ici en Espagne, et d’autant plus parmi celles et ceux qui
sont engagés à gauche, la France, c’est le pays de la Révolution et de la Laïcité.
Je suis moi-même surpris par cette interpellation. Je connais ces portions
conservatrices de la France. Elles s’étaient déjà manifestées contre le PACS.
Mais à l’étranger, ici en tout cas, ceci n’est pas le visage de la France. En
essayant de répondre, je me rends compte qu’en France aussi, on a été surpris.
La droite elle-même ne s’y attendait pas. Je propose aussi comme explication
que les opposants aux mariages pour tous ont mieux réussi la convergence avec
des associations issues des migrations que la gauche. Il n’y avait pas que des représentants
du catholicisme conservateur et intégriste, il y avait aussi des associations
musulmanes et évangélistes qui ont réussi à drainer une participation de la
part d’éléments homophobes parmi les français originaires du Maghreb ou
d’Afrique subsaharienne. Peut être que des meilleurs observateurs des
manifestations contre le mariage pour tous contrediront ce que je conclue de
quelques éléments « vu à la télé ».
On m’interpelle
aussi sur les élections européennes. Ici, on ne croit pas que la gauche pourra
y faire un bon score. L’abstention pour les européennes est généralement de
60%, et concerne particulièrement l’électorat de gauche. Avec la crise, la
désillusion vis-à-vis de l’Europe est particulièrement exacerbée. Antonio, de
la Intersindical, qui nous a rejoints à Lorqui, revient d’une réunion
internationale de syndicats alternatifs en Seine Saint-Denis. Il y était avec
la CGT (qui n’a rien à voir avec la CGT française, il s’agit d’une scission de
la CNT, qui a gardé une culture libertaire). Il y a avait aussi SUD-solidaire,
et d’autres syndicats belges, turcs, allemands. On est encore loin de
résolutions communes. Il s’agit d’échange d’analyses sur la situation. Dans la
discussion, la nécessité d’un programme commun à une sorte de Front de Gauche
européen me semble de plus en plus grande. C’est ce que me répète mon beau-père
depuis plusieurs mois. Mais comme nous sommes en retard dans l’organisation
face à ce qui ressemble beaucoup à un plan concerté qui se déroule à travers
l’Europe pour appliquer l’austérité et remettre en cause la démocratie !
Comme me semblent alors vaines, futiles et irresponsables les bisbilles et
chamailleries qui occupent tant de temps parmi les militants des gauches et du
mouvement social, ici en Espagne comme chez nous en France !
A l’entrée de Molina,
plusieurs banderoles nous attendent. Nous sommes une cinquantaine accueillis
par quelques centaines. Tout le monde se retrouve sur la place centrale. Des
tentes ont été montés pour nos protéger des intempéries. Mais ce soir nous n’en
auront plus besoin. Les odeurs de cuisines flottent déjà. Ce soir, nous nous
régalerons de Paella aux artichauts, de Gazpacho manchego (qui contrairement à
celui d’Andalousie, se mange chaud, il n’y a pas de tomate, mais du lapin, des
légumes et des sortes de galettes de farine bouillie dans la sauce de cuisson,
excellent !) et grillades. Des enfants jouent au ballon.
Pour conclure, je
traduis (librement et approximativement) des extraits du discours donné par
Pedro Martinez (si j’ai bien compris son nom), une figure syndicale
locale :
« Nous
tenons spécialement à remercier les gens de la marche, aux femmes et aux hommes
qui ont marché à travers la Province.
Ils ont marché à travers la Province pour défendre des droits pour
lesquels nous nous sommes battus pendant de nombreuses années. Et ils vont
défendre ces droits parce qu’il faut les défendre. En effet, les
travailleur.e.s doivent travailler, mais elles/ils doivent travailler dans la
dignité. Je crois qu’il faut remercier celles et ceux qui marchent surtout
parce qu’elles/ils sont exemplaires. Ils représentent tous les citoyens qui
sont impactés par les coupes budgétaires, les moyens supprimés par le
gouvernement, par les coupes dans la sécurité sociale, dans la santé, dans
l’éducation, par la réforme laborale [équivalent de la loi de fléxi-insécurité
défendue par le gouvernement français en ce moment]. Nous devons leur dire
merci parce que par leur exemple la conscience de beaucoup de femmes et
d’hommes de cette région commence à se réveiller. Jusqu’à présent, elles/ils
avaient peur. Il faut dire : ou bien nous nous bougeons pour défendre nos
droits, ou bien toutes et tous nous serons touché.e.s. »