L'émission « le téléphone sonne » du 14 septembre2016, sur France Inter, portant sur l'anthropocène, a été une
caricature de l'impasse dans laquelle nous mène la dichotomie
Nature/humanité quand il s'agit de penser la bifurcation écologique
que notre biosphère est entrain de connaître et dont notre espèce
est un acteur majeur. Je pense au contraire qu'il faut assumer
pleinement que notre espèce est un produit et un moment de
l'évolution de la vie sur Terre. Lorsque le ton culpabilisant de ce
genre d'émission désespère de ce que l'humanité « fait du
mal à notre pauvre planète », la réaction spontanée des
auditeurs est de regretter d'exister. Nous sommes alors
impuissantisés. Au contraire, notre capacité à agir serait libérée
de la culpabilité stérile d'être là si nous acceptions être un
produit parmi d'autres de cette biosphère. Ce que l'espèce humaine
provoque est autant « naturel » qu'un feu de prairie de
graminée qui empêche l'extension d'un écosystème forestier. Mais
notre manière d'être vivant se particularise par sa conscience
d'elle même et son action collective. Aussi, si la liberté de
l'action humaine n'est pas une illusion, pouvons-nous changer notre
interaction avec les écosystèmes auxquels nous appartenons. Ce
changement collectif conscient est le projet politique de
l'écosocialisme.
Les aspects scientifiques apportés par l'émission sont très
intéressants. La communauté des géologues réfléchit à la
pertinence de reconnaître l'entrée dans une nouvelle ère
géologique : l'anthropocène, caractérisée par la marque
faite par l'espèce humaine sur les archives géologiques qui lui
sont contemporaines. Trois dates pourraient être choisies pour
marquer le début de l'anthropocène : 1) la conquête des
Amériques par les Européens. Cette date serait un tournant
paléontologique. La jonction entre les écosystèmes qu'auraient
opérée les Européens suite à cette conquête a effacé la
séparation des domaines écologiques continentaux qui prévalaient
depuis la dislocation de la dernière Pangée. 2) la révolution
industrielle, en consumant d'énormes quantités de roches carbonées,
a provoqué une modification significative des concentrations en CO2
dans l'atmosphère. A l'échelle planétaire, l'espèce humaine
serait ainsi rentrée dans le club des êtres vivants qui modifient
de manière significative les flux de matière entre les enveloppes
de la Terre, ici en particulier les flux du carbone. Se faisant,
l'espèce humaine provoque une modification du climat qui est en
cours. 3) « la grande accélération » après la Seconde
Guerre Mondiale où l'impact de l'espèce humaine passe un seuil
quantitatif, non seulement du fait de sa démographie, mais aussi du
fait de la démocratisation des technologies.
Quelques soit la date limite choisie, il est pertinent de reconnaître
que l'activité humaine a provoqué un changement d'ère géologique
qui s'inscrit de manière objective dans les différents
compartiments de notre planète : dans sa biosphère, dans son
atmosphère et donc son climat, et dans l'archivage géologique que
constitue la formation continue de nouvelles roches sédimentaires.
Cependant la ligne éditoriale de l'émission fait une erreur
intellectuelle énorme dès la citation utilisée en introduction :
« Pour la première fois en quatre milliards et demi d'années
une espèce unique [l'espèce humaine] a radicalement changé la
chimie et la biologie de notre planète ». Cette affirmation
concentre toutes les erreurs, scientifiques, épistémologique,
philosophique et politique de l'environnementalisme culpabilisant.
Cyanobactéries |
Scientifiquement,
il est faux de dire que l'espèce humaine serait la première à
modifier son environnement. Le dioxygène que nous respirons n'est
pas « physiquement naturel ». Notre planète devrait
posséder une atmosphère réductrice, et non oxydante comme c'est le
cas. Les 20 % de dioxygène dans l'air qui nous permettent de
respirer sont le produit de la photosynthèse des plantes, des algues
et des cyanobactéries. Si ces êtres vivants cessaient leur
métabolisme, le dioxygène disparaîtrait rapidement de
l'atmosphère, non seulement par la respiration des êtres vivants
aérobies qui survivraient dans l’intervalle, mais aussi du fait de
l'oxydation des roches. L'atmosphère redeviendrait réductrice. Cet
état oxydant des océans et de l'atmosphère ne date d'ailleurs
« que » d'un milliard d'année, sur les quatre et demi de
notre « pauvre planète ». Aussi ce fut un événement
catastrophique que la « Grande Oxydation », quand des
organismes photosynthétiques commencèrent à libérer du dioxygène,
provoquant l'extinction massive des êtres vivants adaptés aux
conditions réductrices originelles. Leurs descendants ne survivent
plus que dans des milieux marginaux, épargnés par l'oxydation. Mais
il faut admettre que nous, en tant que descendants des êtres vivants
qui se sont adaptés à des conditions oxydantes, sommes les
bénéficiaires de cette catastrophe.
La Grande Oxydation n'est pas le seul moment de l'histoire de la vie
terrienne où un groupe d'êtres vivants ont modifiés de manière
profonde, et souvent catastrophique, leur environnement. L'épuisement
du CO2 par les végétaux photosynthétiques continentaux du
Carbonifère a vraisemblablement conduit à une glaciation telle
qu'on pense que la Terre se transforma en « boule de glace »,
avec des glaciers jusqu'à l'équateur. Seuls les volcans, en
libérant le CO2 enfouis dans la lithosphère, ont permit un retour à
des climats plus chauds. Le développement des plantes à fleurs fait
partie des suspects de la disparition des dinosaures. De toute
manière, parmi les plantes à fleurs, les graminées ont provoqués
plus récemment le recul d'écosystème forestier à la faveur de
grandes prairies, pourtant moins productives…
Se lamenter de la culpabilité unique et exceptionnelle de l'humanité
se révèle aussi être une erreur épistémologique, c'est à dire
sur notre manière de connaître. Car accuser l'humanité d'agir
contre la nature revient à nous extraire des processus de
l'évolution. Il s'agit d'une résistance intellectuelle au
décentrement épistémique opéré par Darwin. Cette attitude
correspond à un refus de prendre acte que l'humanité est une forme
de vie parmi les autres, procédant des mêmes lois, résultant du
même processus d'évolution.
Cet
orgueil pervers qui se complaît dans la culpabilité doit être
combattu philosophiquement. En continuant à séparer notre activité
d'une « Nature » mythique, nous restons dans une
représentation superstitieuse de notre environnement. Qu'on la
considère comme un adversaire à soumettre, comme ce fut l'attitude
du triomphalisme technologique, ou bien comme une « mère »
à vénérer et respecter, pleine de toutes les vertus, comme c'est
la pente que prend une certaine forme d'écologisme, considérer la
Nature comme une entité extérieur à notre humanité nous
emprisonne dans un irrationalisme qui interdit le débat argumenté
nécessaire pour des prises de décisions politiques pacifiques.
Or l'organisation permanente d'un débat argumenté est justement la
condition nécessaire pour trouver une ligne d'action politique
collective. Car en fin de compte, la vraie question dans la
bifurcation qui concerne notre biosphère est : est-ce-que le
prochain état d'équilibre que les écosystèmes vont trouver sera
compatible avec la vie humaine ? Nous n'avons aucun cas de
conscience à avoir sur la pérennité de la vie en tant que vie. Des
formes de vies nous survivront quoique nous fassions et elles
continueront à évoluer, que nous disparaissions plus ou moins tôt.
Nous ne sommes pas le centre de l'univers. Ni en tant qu'êtres
désirés par un être suprême, et même s'il nous plaît de le
croire, il est vain d'adopter ce point de vue comme base de décision
politique. Ni en tant qu'être coupable destructeur de sa « mère »
nature. Nous sommes une partie de ce qui est. Dans l'univers
physique, ce qui est est pérenne autant qu'il peut reproduire sa
forme. La majorité de la matière se trouve sous des formes
localement stables. La vie est un phénomène apparemment
exceptionnel, où la matière se retrouve sous des formes extrêmement
complexes contenant des hauts niveaux d'information (bas niveau
d'entropie) et capable de reproduire les mêmes formes. Un tel état ne peut être maintenu qu'au prix de flux
d'énergie et de matière constants. Les structures du vivant se sont
succédées en formes de plus en plus complexes et diverses à la fois
par les mécanismes de compétition à la survie qui sélectionnaient
les formes les plus aptes à êtres pérennes en fonction de leur
environnement, et par des mécanismes de collaboration qui
vérifiaient la nécessaire compatibilité entre toutes les formes de
vie contemporaines à chaque moment de la biosphère et la stabilité dynamique de cette
dernière en tant qu'ensemble des formes de vie en
interaction.
Notre espèce, produit et résultat de ces mécanismes se trouvent
soumis aux mêmes lois. Pour exister en tant qu'humanité il nous a
fallu survivre contre toutes formes de vie qui s'opposaient à notre
reproduction. Ce faisant nous avons forcément limité voire éliminé
plusieurs de ces formes de vie, comme toutes les autres formes de vie
l'ont fait avant nous et continueront à le faire après nous. Notre
avantage sélectif doit beaucoup à l'émergence de la culture
humaine, cette aptitude particulière, mais néanmoins non exclusive, de notre espèce à produire des états de la matière qui ne
dépendent pas des informations portées génétiquement dans notre
ADN, mais par des informations conçues par notre système nerveux,
mémorisées à l'échelle individuelle mais aussi transmises
horizontalement entre contemporains, et dans le temps de génération
en génération.
A tout instant de notre histoire, le développement des cultures
humaines, quelque soit les perturbations qu'elles provoquaient,
restait compatible avec un équilibre de la biosphère suffisant à
la pérennité de l'espèce humaine. Plusieurs situations historiques
ont vu l'écroulement d'un groupe humain du fait des effets qu'ils
provoquaient sur leur environnement. Nous devenons aujourd'hui
conscient que cette situation peut concerner l'ensemble de
l'humanité. L'écosocialisme est la doctrine politique qui se donne
pour objectif de répondre à ce défi.
Il
ne s'agit pas d'imaginer revenir en arrière, c'est à dire sortir de
l'anthropocène. Il s'agit d'assumer l'entrée dans l'anthropocène,
de l'assumer pleinement. La culture nous a
donné l'avantage sélectif qui a permis notre expansion en tant
qu'espèce, et un accès aux ressources pour chaque individu de
l'espèce tel que chacun peut potentiellement disposer d'un confort
émancipateur. Cependant notre nombre multiplié par l'impact de
chacun, quoique très inégal, constitue bien la cause de la
dégradation des écosystèmes, telle que la pérennité du confort
émancipateur et notre survie ne seront pas longtemps possibles.
L'écosocialisme propose un défi optimiste à l'humanité : que
la cause qui nous met en péril soit l'outil de notre survie commune et du bien vivre pour chacun. Notre
capacité à prendre des décisions collectivement rend possible un
changement de notre manière d'interagir avec les écosystèmes pour
les maintenir durablement dans un état compatible avec notre nombre
et l'émancipation de chacun.
Cahors, le 18 septembre 2016,
Philippe Gastrein