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Essai de réinsertion des personnes prostituées au 16e siècle à Rome
Charles Chauvin
Au moment même où Ignace de Loyola (espagnol) obtient la reconnaissance pontificale de la fondation de la Compagnie des Jésuites en 1541 (date que les Jésuites rapprochent du 5e centenaire de sa naissance), il établit les priorités qui s'imposent à lui dans cette ville de Rome où il commence son ministère : les Juifs dont le sort le scandalise, les orphelins et les vagabonds qui risquent de devenir délinquants, et les courtisanes. Il crée pour elles, en 1542 à Rome, la Maison Sainte-Marthe.
Le diagnostic médical sur les maladies vénériennes remonte à la fin du XVe siècle (le premier traité a été adressé à Alexandre VI), la misère et la famine expliquant largement l'augmentation du nombre des prostituées, à tel point que Rome devient la ville la plus importante de toute l'Europe pour la prostitution.
Jusque là, dans les décennies précédentes, la solution était simple:l'on forçait les prostituées à entrer dans un couvent des « Madeleines » où les repenties poursuivaient leur existence comme des recluses à vie.
Ignace innove en refusant l'héritage de Théodora (Epouse du Justinien qui fit interdire la prostitution à Bysance ; cf «
les chrétiens et la prostitution ») ou même de Saint Louis et il entreprend de mettre sur pied une organisation nouvelle qu'il nomme « Maison Sainte Marthe ». La bulle du 16 février 1542 encourage Ignace « à arracher les femmes prostituées à leur vie honteuse et licencieuse pour vivre de façon pudique et continente ».
Ignace fait construire une nouvelle bâtisse non loin de Gèsu, à Rome, et sollicite la collaboration d'une bonne centaine de bienfaiteurs parmi lesquels l'on compte des cardinaux et des prélats, des religieux et des laïcs, souvent d'origine aristocratique, d'illustrissimes dames de la société romaine n'hésitent pas à lui offrir une part de leur fortune. A la tête de la nouvelle association, se trouve un cardinal, en tant que protecteur, et deux présidents assistés d'une secrétaire et d'un trésorier.
Les statuts élaborés avec soin prévoient les conditions d'entrée et le règlement intérieur. Toute pensionnaire doit se présenter devant les deux présidents et s'adresser au confesseur désigné.
Afin de faciliter la tâche des responsables de l'accueil, Ignace conçoit un questionnaire où il révèle sa perspicacité et son originalité (
cf. encadré : les dix articles). Après s'être informé de leur situation individuelle, on s'enquiert de leurs intentions et des raisons pour lesquelles elles acceptent d'entrer dans la « Casa ».
Si elles sont mariées, on les engage à rejoindre leur mari ; célibataires, elles doivent choisir ; une retraite prêchée par Ignace lui-même, comme l'indique le petit livre des Exercices (cf. n°41), les aidera à faire élection. Ce qui tranche radicalement avec tous ses devanciers ; en leur offrant ce choix, Ignace réhabilite en même temps le mariage librement contracté et la vie religieuse tout aussi librement embrassée. LA Réforme avait suffisamment dénoncé les contraintes tolérées par l'Eglise.
Recruteurs actifs
C'est au cours de l'année 1543 que la nouvelle maison peut accueillir les courtisanes qu'Ignace n'a pas hésité à aller recruter lui-même, car il a davantage de bienfaiteurs que de collaborateurs actifs ; il doit en effet prendre l'initiative d'aller trouver les prostituées sur la place publique et, comme l'écrit un de ses secrétaires : « c'est un merveilleux spectacle de le voir marcher devant une jeune et jolie femme des rues... ».
Après s'être entretenu avec elles, il les conduit à la nouvelle supérieure du couvent d'un type particulier et assez vite il peut compter sur l'aide de grandes dames : Isabelle Roser, Dame Gruyallas, Lucrèce de Bradine et surtout Lucrèce Osorio, femme de l'ambassadeur d'Espagne.
Mais après un début encourageant et paisible, les premières difficultés surgissent : les besoins sont nombreux et Ignace doit relancer ses bienfaiteurs ; les soupçons d'ordre moral ne tardent pas à se faire jour. L'année 1546 sera l'année de toutes les crises. Pas moins de trois « affaires » vont défrayer la chronique. Un franciscain, Barbaran de son nom, dénonce tout simplement Ignace au pape, sous prétexte qu'il trouve exorbitante la prétention du fondateur de la « Casa Santa Marta » : « il prétend débarrasser Rome de toutes les femmes adultères ! ». Le pape tranche en faveur d'Ignace.
Diffamations
C'est un véritable procès qui a lieu à l'encontre de Mathias, maître des postes pontificales : le plaignant est privé du charme et des ressources d'une de ses protégées qui l'a quitté pour entrer à la « Casa Santa Marta ». Alors l'entremetteur fait courir le bruit que les Jésuites ont trouvé un moyen pratique « pour organiser un harem à leur profit ».
A cause de cette diffamation, Ignace fait citer Maître Mathias devant le tribunal, afin de lui clouer le bec. Celui-ci, bon prince, fait amende honorable et devient un des nouveaux bienfaiteurs de l'oeuvre. Beaucoup plus inattendue est la troisième affaire qui éclate avec Isabelle Roser, la bienfaitrice de la première heure : ayant refusé d'accueillir les femmes dans la Compagnie, Ignace est en butte à l'hostilité d'Isabelle Roser qui pensait avoir pu extorquer l'autorisation du fondateur en lui promettant 400 ducats pour la « Casa ».
La famille de la noble dame prend fait et cause pour l'infortunée déçue et reproche à Ignace son comprtement : « Les Jésuites sont de mauvais garnements et Ignace un voleur et un brigand ». Isabelle est condamnée ; non seulement elle quitte la « Casa Santa Marta » et ses responsabilités, mais elle retourne en Espagne. Elle entrera dans un couvent de Franciscaines d'où, quelques années plus tard, elle écrira une lettre de réconciliation.
Les Jésuites renoncent
Cependant, malgré ces turbulences, de 1543 à 1548, plus d'une centaine de courtisanes ont séjourné à la « Casa Santa Marta » : 70% ont regagné leur foyer. Mais après 1548, Ignace éprouve le besoin de confier la tâche à d'autres. Le recrutement diminuera et peu à peu la maison Sainte Marthe deviendra un couvent de religieuses, sans lien avec le projet initial.
Il y eut quelques fondations du même type à Palerme, à Bologne, à Florence et dans quelques autres villes d'Europe, mais les Jésuites renoncèrent par la suite à ces expériences aussi audacieuses que scabreuses. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l'on retrouve l'esprit inventif d'Ignace à l'endroit de la prostitution avec Joséphine Butler, inspiratice de l'abolitionnisme. Au Xxe siècle, d'autres chrétiens se réclameront d'Ignace directement ou non, notamment le père du Pasteur Richard Mollard, fondateur de l'Abri Dauphinois (1932) et André-Marie Talvas, fondateur du
Nid en 1943 à Paris. Aucun de ces trois continuateurs n'est Jésuite !
Peut-être est-ce la gêne ressentie par les biographes d'Ignace, à commencer par les Jésuites, qui explique que la plupart passent sous silence cette expérience pourtant novatrice et courageuse.