L'argument de l'importance quasi sacrée de la
filiation biologique pour les enfants a été de plus en plus développé dans
les milieux chrétiens à l'occasion du débat contre « le
mariage pour tous ». Cette pente me paraît tout à
fait dangereuse pour la foi chrétienne. D'abord il est difficile de
ne pas y voir une grande part de mauvaise foi et de malhonnêteté
intellectuelle. Il ne s'est jamais vu jusqu'à présent que les
chrétiens s'opposent à l'adoption. Au contraire nombre de pratiques
chrétiennes, y compris sacramentales, promeuvent l'adoption pour le
bien des enfants. Comment se fait-il que la filiation se pare
subitement d'une telle importance si ce n'est parce que cela devient
un argument ad hoc pour s'opposer à l'adoption par des couples
homosexuels ? Ensuite, en soi, l'obsession pour la filiation
biologique présente le risque de finir en une idolâtrie qui nie la
liberté aussi bien des enfants que celles des parents. Enfin, ce
ralliement soudain à la filiation biologique fait oublier la
grandeur spirituelle du processus de l'adoption. Ce que je voudrais
porter en pointe de ce texte c'est que, dans la foi chrétienne, la
seule filiation est divine, les parents humains ne peuvent
qu'adopter. Donner trop d'importance à la filiation biologique comme
condition du devenir humain relève d'une idolâtrie qui coupe de
Dieu et de la liberté humaine.
En
effet je trouve la soudaine passion pour la filiation biologique chez
certains courants de pensée chrétiens surprenante. La tradition du
parrain et de la marraine, à l'origine destinée à être un forme
d'accompagnement dans l'initiation du catéchumène, n'est-elle pas
devenu avec la généralisation du baptême de petits enfants une
forme de désignation des adultes qui seraient destinés à adopter
l'enfant s'il arrivait malheur à ses parents ? N’avons-nous
pas aujourd'hui encore dans nos communautés chrétiennes des
couples, certes hétérosexuels, qui ont adopté des enfants, souvent
de couleur de peau manifestement différente ? Certes nous
voyons bien que les adoptions ne sont pas toujours heureuses, que ces
familles sont confrontées à de questions spécifiques. Les enfants
peuvent souffrir de racisme, ils peuvent se poser des questions
existentielles qui amplifient les difficultés de l’adolescence,
ils peuvent avoir vécu dans les années qui précédèrent
l’adoption des choses traumatisantes. Et de toute manière les
parents adoptifs sont confrontés aux mêmes défis que tout les
parents, en particulier le défi d’élever ses enfants de manière
chaste. Ces familles sont souvent animés d’une réelle et sincère
générosité : faire profiter d’un environnement digne et
aimant à des enfants abandonnés, souvent dont le lieu de naissance
les condamnerait à la misère. On pourrait pourtant les suspecter
d’être habité par une revendication du « droit à
l’enfant ». Adoptent-ils parce qu’ils sont stériles ?
Parce que la femme ne veut ou ne peut plus supporter une nouvelle
grossesse ? Je ne crois pas que nous traitons avec ces
suspections infamantes les couples de nos communautés qui adoptent.
Pourquoi les réservons-nous aux couples homosexuels ?
Il se
dit aussi que ce qui manquerait aux enfants élevés par un couple
homosexuel serait la présence des modèles de genre différenciés,
c'est-à-dire un père et une mère. Or avant même les couples
homosexuels réunis par un amour érotique, n’a-t-il pas de tout
temps existé, du fait des aléas de la vie, des parents homosexuels,
au sens où les adultes en charge de l’éducation de l’enfant
était du même sexe, rassemblés pour s’occuper de l’enfant par
des liens de parenté ou d’amitié ? N’a-t-on pas vu une
grand-mère aider sa fille-mère, deux oncles recueillir leur neveu
orphelin, etc ? Face à ces situations où manquait un
« référent masculin ou féminin », le bon sens n’a-t-il
pas toujours préféré que l’enfant grandisse auprès d’adultes
qui l’entourent d’amour, et qui sont eux-mêmes liés par des
solidarités de fraternité, d’amour filial ou d’amitié ?
On
voit bien que le recours à l'argument du droit des enfants qui
serait bafoué par l'adoption par des parents homosexuels relève
beaucoup de la stratégie. Il s'agit de prétendre que l'opposition
au mariage pour tous ne relèverait pas de motivations homophobes.
Néanmoins la mauvaise foi tactique de cet argument non seulement ne
dupe personne quant à l'homophobie de ceux qui se laissent convaincre
par sa spéciosité, mais aussi présente de nombreux dangers
spirituels.
Ces
derniers mois, j'ai vu fleurir dans les publications de l'Eglise un
certain nombre de témoignage qui insiste sur la connaissance de sa
filiation biologique. Pourtant le jugement de Salomon nous donne une
indication comment reconnaître une mère dans une situation
inextricable où deux femmes revendiquent leur maternité sur un même
enfant. Ce n'est pas sur la ressemblance de l'enfant avec l'une ou
l'autre femme, ni par aucune preuve « naturelle »,
relevant de la biologie, que Salomon révélera laquelle est la vraie
mère. C'est en menaçant l'enfant de mort qu'il fera se manifester
laquelle des deux femmes aime tant cet enfant qu'elle le préfère
voir en vie, mais confié à l'autre femme, plutôt que mort (1R 3,20-30). Car si on suit le philosophe espagnol Ortega y
Gasset, aimer quelqu'un, c'est vouloir sa vie.
Et en
effet, en quoi le partage d’un patrimoine génétique rend-il
parent ? Cette obsession pour la filiation biologique n’est-elle
pas plutôt un obstacle à la juste adoption de nos enfants ?
Certes les femmes n’ont en général aucun doute sur leur maternité
biologique. Mais l’angoisse des pères pour lever leur doute
n’a-t-il pas des conséquences catastrophiques ? Car le
processus multiséculaire d’un contrôle accru des hommes sur les
femmes n’a-t-il pas pour moteur cette obsession à être sûr de la
paternité ? Ce doute sur la paternité est à proprement parler un
manque de foi. Manque de foi vis-à-vis des femmes qui participe à
la violence de genre et manque de foi vis-à-vis des enfants. Car
enfin quelle importance cela fait que nous ayons vraiment des liens
génétiques avec les enfants qui nous sont donnés ? Cette
obsession de la paternité n’est-elle pas une forme d’idolâtrie
qui empêche d’accueillir les enfants tels qu’ils sont, et non
pas comme nous voudrions qu’ils soient ? Car quand bien même
nous serions assurés leur être génétiquement apparentés, il nous
faut les accueillir comme des êtres absolument nouveaux, ce qu’ils
sont. Nous cherchons sur leur visage des ressemblances : « il
a le nez de son père » ; « elle a les yeux de sa
mère et le lobe d’oreille droite de son grand-père… ».
Mais comment ne voyons-nous pas que leur visage est absolument
nouveau, originale, inédit ? Comment même cette quête de la
ressemblance nous fait manquer le plus surprenant et le plus
merveilleux dans un visage de nouveau-né : son absolue
originalité !
De
plus l’homme par excellence selon notre foi chrétienne,
Jésus-Christ, n’a-t-il pas été adopté ? Nous voyons en
Marie un modèle de foi, et c’est juste. Mais quel modèle de foi
pour les pères nous est proposé en Joseph ! Combien de doutes
virils aurait-il pu « légitimement » avoir ! Une
mère vierge ? En tout temps et en tout lieu, un homme qui
accueillerait un enfant d’une femme en croyant une telle fable est
la risée de ses pairs virils. Pourtant Joseph s’est fait père
pour cet enfant, et peut être à ce titre meilleur père que les
hommes gonflés de leur certitude virile sur la puissance réalisée
de leur sperme. Surtout, il a été père sans faire obstacle au vrai
Père de Jésus. Sa manière d’éduquer Jésus, manifestement, n’a
pas empêché ce dernier de découvrir sa vraie filiation. Pour nous
autres chrétiens qui croyons être enfant de Dieu par le baptême,
qui n’hésitons pas pour la majorité d’entre nous à baptiser
très jeunes nos enfants, avons-nous tout à fait conscience de cet
enjeu ? Nos enfants sont engendrés par une parenté plus
importante que la parenté biologique : ils sont appelés à
être fils et filles de Dieu.
Il me
semble que cette spiritualité de la parentalité comme une adoption
est libérante. Libérante pour les enfants au premier titre qui ne
sont plus soumis à la dictature des déterminismes biologiques et
culturelles. Libérante aussi pour les parents, qui non seulement
sont libérés de l’obsession de la paternité, ce qui a aussi des
effets libérants sur les relations dans le couple, mais surtout ne
sont pas comptables de tout ce que deviendront leurs enfants. Je
pense notamment aux parents nombreux qui désespèrent de voir leurs
progénitures s’éloigner de l’Eglise, de leur manière de foi.
Or leurs enfants souvent vivent nombre de choses dont ils pourraient
rendre grâce à la lumière de l’Evangile. Le témoignage de Foi
n’est pas la transmission d’une croyance en un dogme. C’est
donner envie de continuer le chemin de libération entrepris dans sa
propre vie, et donc partager la motivation qui était le moteur de ce
combat : désir de vie, aspiration à plus grand... Nos enfants
peuvent se révéler être nos devanciers sur le chemin de Foi. Jésus
ne nous montre-t-il pas l’enfant comme un modèle de Foi ? Le
poète, Pablo Neruda, le dit aussi de manière magnifique :
« Comme
un violent orage
nous
avons agité
tout
l'arbre de la vie,
secoué
au plus caché
les
fibres des racines,
et
déjà te voici
chantant
parmi les feuilles,
sur
la plus haute branche
que
tu nous fais atteindre. »